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LE PICCININO.

grands vont se réjouir à ses noces !… Oh ! nous allons danser ! quel plaisir pour nous, n’est-ce pas ? et que la princesse est bonne !… »

Michel remarqua l’aigreur et l’ironie de son compagnon ; mais bien qu’il se sentit frémir d’une étrange émotion à l’idée du mariage d’Agathe avec le marquis, il se contint davantage. Il avait été vivement frappé au cœur, lui aussi ; mais le choc était trop récent pour qu’il osât ou daignât donner le nom d’amour à ce qu’il éprouvait. L’égarement de Magnani lui servait de préservatif ; il le plaignait, mais il trouvait, dans la situation bizarre de ce jeune homme, quelque chose d’humiliant dont il ne voulait pas être solidaire.

« Reprends ta raison, ami, lui dit-il. Une si belle fête de nuit exalte, surtout lorsqu’on n’en est que spectateur ; mais voici le soleil qui monte sur l’horizon et qui doit dissiper tous les fantômes et tous les songes. Je me sens comme éveillé après un rêve fantasque. Écoute ! les oiseaux chantent dehors, il n’y a plus ici que poussière et fumée. Je suis bien sûr que ta folie n’est pas aussi intense à toutes les heures de ta vie que tu te l’imagines dans ce moment d’agitation et d’abandon. Je parie que quand tu auras dormi deux heures, et que tu retourneras au travail, tu te sentiras un autre homme. Moi, déjà, j’éprouve les salutaires influences de la réalité, et je te promets que, la prochaine fois que nous verrons ensemble passer le spectre auprès de nous, je ne chercherai pas à te disputer son regard.

― Son regard ! s’écria Magnani avec amertume, son regard ! Ah ! tu me rappelles celui qu’elle a arrêté sur toi avant que le bal fût ouvert, lorsque, pour la première fois, elle a remarqué ta figure… Quel regard ! mon Dieu ! S’il fût tombé sur moi, une seule fois dans ma vie, je me serais tué aussitôt pour ne plus vivre de certitude et de raison, après une illusion, après un délire semblables. Et toi, Michel, tu l’as senti, ce feu dévorant qu’elle te communiquait ; tu en as été consumé un instant, et, sans mes railleries, tu le savourerais encore avec ivresse. Mais que m’importe maintenant ? Je vois bien qu’elle a perdu l’esprit, qu’elle a dépouillé la sainteté de sa douleur solitaire, qu’elle aime quelqu’un, toi ou le marquis, qu’importe ? Pourquoi cette manifestation particulière d’amitié pour ton père, qu’elle ne connaît guère que depuis un an ? Le mien travaille pour elle depuis qu’elle est née, et elle sait à peine son nom. Veut-elle couronner sa vie d’excentricité par un acte de haute démence ! Veut-elle réparer la tyrannie et l’impopularité de son père, à elle, en épousant un enfant du peuple, un adolescent ?

― C’est toi qui es fou, dit Michel troublé et presque irrité. Va prendre l’air, Magnani, et ne me mets pas de moitié dans les aberrations que te suggère la fièvre. Madame Agathe s’endort tranquillement à l’heure qu’il est sans se rappeler ni ton nom, ni le mien. Si elle m’a honoré d’un regard de bonté, c’est parce qu’elle aime la peinture, et qu’elle a été contente de mon ouvrage.

« Tiens, vois-tu, mon ami, ajouta le jeune artiste en montrant à son compagnon les figures de sa fresque, qu’un rayon rosé du soleil matinal effleurait à travers les ouvertures de la salle. Voilà, quant à moi, les seules réalités enivrantes de mon existence ! Que la belle princesse épouse M. de la Serra, j’en serai fort aise ; c’est un galant homme et sa figure me plaît. Je peindrai, quand je le voudrai, une divinité plus parfaite et moins problématique que la pâle Agathe.

― Toi ? malheureux ! jamais ! s’écria Magnani indigné.

― Je conviens qu’elle est belle, reprit Michel en souriant ; je l’ai bien regardée, et j’ai fait mon profit de cet examen. J’ai obtenu d’elle tout ce que je ne lui demanderai jamais, le spectacle de sa grâce et de ses charmes, pour les reproduire et les idéaliser à ma fantaisie.

― On m’avait toujours dit que les artistes avaient un cœur de glace, dit Magnani en regardant Michel avec stupeur ; tu as vu l’orage qui me bouleverse, et tu restes froid, tu me railles ! Ah ! je rougis de t’avoir révélé ma folie, et je vais me cacher ! »

Magnani s’enfuit exaspéré, et Michel resta seul dans la salle à peu près déserte. Visconti achevait d’éteindre les dernières bougies ; Pier-Angelo, avant de se retirer, aidait à remettre un peu d’ordre provisoire dans cette salle qu’on devait faire disparaître le soir même.

Michel aida aussi, mais mollement ; ses propres réflexions ayant calmé son enthousiasme, il se sentait brisé de fatigue au moral et au physique.

L’emportement subit de Magnani l’affligeait ; il se reprochait, après avoir subi en silence le contre-coup des agitations de ce jeune homme, de n’avoir pas su mieux compatir à sa peine et de l’avoir laissé partir sans le consoler. Mais, à son tour, il ne pouvait se défendre d’un peu d’irritation. Il lui semblait que Magnani avait poussé l’expansion trop loin en voulant lui persuader qu’il était l’objet de la subite passion de la princesse. Cela était si absurde, si invraisemblable, que Michel, plus de sang-froid et homme du monde, à dix-huit ans, que Magnani ne pouvait jamais l’être, en haussait les épaules de pitié.

Et pourtant, l’amour-propre est un si tenace et si impertinent conseiller, que, par moments encore, Michel entendait au dedans de lui une voix qui lui disait : « Magnani a deviné juste. La jalousie lui a donné une clairvoyance que tu n’as pas toi-même ; Agathe t’aime, elle s’est enflammée à la première vue. Et pourquoi ne t’aimerait-elle pas ? »

Michel était à la fois enivré et honteux de ces bouffées de vanité qui lui montaient au visage. Il avait hâte de rentrer chez lui pour retrouver tout à fait le calme avec le sommeil. Pourtant il voulait attendre son père qui, assidu et infatigable, vaquait obstinément à mille soins minutieux, à mille précautions inutiles en apparence.

« Patience ! lui dit le bon Pier-Angelo, je vais avoir fini dans un instant ; mais je veux que notre bonne princesse puisse dormir tranquille, que personne ne puisse revenir ici lui faire du vacarme avant ce soir, et surtout qu’il ne reste pas une bougie allumée dans le moindre coin. C’est maintenant que l’incendie est le plus à craindre ! Tiens, l’étourdi de Visconti ! la lampe de la grotte brûle encore, je la vois d’ici. Va donc l’éteindre, Michel, et prends garde que l’huile ne se répande sur le divan. »

Michel entra dans la grotte de la Naïade ; mais, avant d’éteindre la lampe, il ne put s’empêcher de contempler encore un instant la ravissante statue, les beaux feuillages dont il l’avait ornée, et ce divan où il avait vu Agathe comme dans un songe.

« Qu’elle paraissait jeune et qu’elle était belle ! se disait-il, et comme cet homme épris d’elle la regardait avec un sentiment d’adoration qui se trahissait malgré lui, et qui se communiquait à la partie la plus éthérée de mon âme ! J’en ai remarqué d’autres, dans le bal, qui la regardaient avec une audace de désirs dont tout mon être frémissait d’indignation ! Ils l’aiment tous, chacun à sa manière, ces grands seigneurs, et elle n’en aime aucun ! »

Et le regard d’Agathe passait dans son souvenir comme un éclair, dont l’éblouissement faisait disparaître toute raison, toute crainte de ridicule, toute méfiance de lui-même.

En rêvant ainsi, il avait éteint la lampe, et il s’était affaissé sur les coussins du divan, comptant que son père allait l’appeler et qu’il pouvait bien savourer un dernier instant de bien-être avant de quitter cette grotte délicieuse.

Mais la fatigue le dominait. Il ne pouvait plus lutter contre les chimères de son imagination. Assis mollement et seul pour la première fois depuis vingt-quatre heures, il s’engourdissait rapidement. Un instant il rêva tout éveillé. Un instant après il était profondément endormi.

XVIII.

LES MOINES.

Combien de minutes, ou de secondes seulement, s’écoulèrent pendant que Michel fut plongé dans cet accablement insurmontable, il n’en eut pas conscience. La force de l’imagination, rapidement emportée dans le domaine des songes, fait tant de chemin et franchit tant