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LE PICCININO.

sens la force de ton raisonnement. Tu n’es pas le premier avec lequel je cause de ces choses-là : j’ai déjà connu plus d’un jeune ouvrier qui aspirait à quitter son métier, à devenir commerçant, avocat, prêtre ou artiste ; et, il est vrai de dire que, tous les ans, le nombre de ces déserteurs augmente. Quiconque se sent de l’intelligence parmi nous se sent aussitôt de l’ambition, et jusqu’ici, j’ai combattu avec force ces velléités dans les autres et dans moi-même. Mes parents, fiers et entêtés comme de vieilles gens et de sages travailleurs qu’ils étaient, m’ont enseigné, comme une religion, de rester fidèle aux traditions de famille, aux habitudes de caste ; et mon cœur a goûté cette morale sévère et simple. Voilà pourquoi j’ai résolu, en brisant parfois mon propre élan, de ne pas chercher le succès hors de ma profession ; voilà pourquoi aussi j’ai rudement tancé l’amour-propre de mes jeunes camarades aussitôt que je l’ai vu poindre ; voilà pourquoi mes premières paroles de sympathie et d’intérêt pour toi ont été des avertissements et des reproches.



Son père faisant une partie de flageolet à l’orchestre. (Page 35.)

« Il me semble que jusqu’à toi j’ai eu raison, parce que les autres étaient réellement vaniteux, et que leur vanité tendait à les rendre ingrats et égoïstes. Je me sentais donc bien fort pour les blâmer, les railler et les prêcher tour à tour. Mais avec toi je me sens faible, parce que tu es plus fort que moi dans la théorie. Tu peins l’art sous des couleurs si grandes et si belles, tu sens si fortement la noblesse de sa mission, que je n’ose plus te combattre. Il me semble que toi, tu as droit de tout briser pour parvenir, même ton cœur, comme j’ai brisé le mien pour rester obscur… Et pourtant ma conscience n’est pas satisfaite de cette solution. Cette solution ne m’en paraît pas une. Voyons, Michel, tu es plus savant que moi ; dis moi qui de nous deux a tort devant Dieu.

― Ami, je crois que nous avons tous deux raison, répondit Michel. Je crois qu’à nous deux, dans ce moment, nous représentons ce qui se passe de contradictoire, et pourtant de simultané, dans l’âme du peuple, chez toutes les nations civilisées. Tu plaides pour le sentiment. Ton sentiment fraternel est saint et sacré. Il lutte contre mon idée : mais l’idée que je porte en moi est grande et vraie : elle est aussi sacrée, dans son élan vers le combat, que l’est ton sentiment dans sa loi de renoncement et de silence. Tu es dans le devoir, je suis dans le droit. Tolère-moi, Magnani, car moi, je te res-