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GEORGE DE GUÉRIN.

cœur, d’incroyables combats, des épanchements d’affection à entraîner avec soi l’âme et la vie et tout ce que je puis être ; la beauté du jour, la puissance de l’air et du soleil, all, tout ce qui peut rendre éperdue une faible créature, me remplit et m’environne. Vraiment je ne sais pas en quoi j’éclaterais s’il survenait en ce moment une musique comme celle de la Pastorale. Dieu me ferait peut-être la grâce de laisser s’en aller de toutes parts tout ce qui compose ma vie. Il y a pour moi tel moment où il me semble qu’il ne faudrait que la toucher du doigt le plus léger pour que mon existence se dissipât. La présence du bonheur me trouble, et je souffre même d’un certain froid que je ressens ; mais je n’ai pas fait deux pas au dehors que l’agitation me prend, un regret infini, une ivresse de souvenir, des récapitulations qui exaltent tout le passé et qui sont plus riches que la présence même du bonheur ; enfin ce qui est, à ce qu’il semble, une loi de ma nature, toutes choses mieux ressenties que senties. — Demain, vous verrez chez vous quelqu’un de fort maussade, et en proie au froid le plus cruel. Ce sera le fol de ce soir.

Caddi come corpo morto cade.

Adieu ; la soirée est admirable ; que la nuit qui s’apprête vous comble de sa beauté. »

Est-il beaucoup de pages de Werther qui soient supérieures à cette lettre écrite rapidement, non relue, car elle est à peine ponctuée, et jetée à la poste, dont elle porte le timbre comme toutes les autres ?

Je ne puis résister au plaisir de transcrire mot à mot tout ce qu’il m’est permis de publier.

« Le ciel de ce soir est digne de la Grèce. Que faisons-nous pendant ces belles fêtes de l’air et de la lumière ? Je suis inquiet et ne sais trop à quoi me dévouer ; ces longs jours paisibles ne me communiquent pas le calme. Le soleil et la pureté de l’étendue me font venir toutes sortes d’étranges pensées dont mon esprit s’irrite. L’infini se découvre davantage, et les limites sont plus cruelles ; que sais-je enfin ? je ne vous répéterai pas mes ennuis ; c’est une vieille ballade dont je vous ai bercé jusqu’au sommeil. — J’ai songé aujourd’hui au petit usage que nous faisions de nos jours ; je ne parle pas de l’ambition, c’est dans ce temps chose si vulgaire et les gens sont travaillés de rêves si ridicules, qu’il faut se glorifier dans sa paresse et se faire, au milieu de tant d’esprits éclatants, une auréole d’obscurité : je veux dire que nous vivons plus tourmentés par notre imagination que ne l’était Tantale par la fraîcheur de l’eau qui irritait ses lèvres et le charmant coloris des fruits qui fuyaient sa faim. J’ai tout l’air de mettre ici la vie dans les jouissances, et je ne m’en défendrai pas trop, le tout bien entendu dans les intérêts de notre immortel esprit et pour son service bien compris ; car, disait Sheridan, si la pensée est lente à venir, un verre de bon vin la stimule, et, quand elle est venue, un bon verre de vin la récompense. Ah ! oui, n’en déplaise aux spiritualistes et partant à moi-même, un verre de bon vin est l’âme de notre âme, et vaut mieux pour le profit intérieur que toutes les chansons dont on nous repaît. Mais je parle comme un hôte du Caveau, moi qui voulais dire simplement que la vie ne vaut pas une libation.

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Débrouillez tout cela si vous pouvez. Pour moi, grâce à Dieu, je commence à me soucier assez peu de ce qui peut se passer en moi, et veux enfin me démêler de moi-même en plantant là cette psychologie qui est un mot disgracieux et une manie de notre siécle. »

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Il avait pourtant la conscience de son génie, car il dit quelque part :

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« Je ne tirerai jamais rien de bon de ce maudit cerveau où cependant, j’en suis sûr, loge quelque chose qui n’est pas sans prix ; c’est la destinée de la perle dans l’huître au fond de l’Océan. Combien, et de la plus belle eau, qui ne seront jamais tirées à la lumière ! »

Ailleurs il se raille lui-même et sans amertume, sans dépit contre la gloire qui ne vient pas à lui, et qu’il ne veut pas chercher.

« Vous voulez donc que j’écrive quelque folie sur ce fol de Benvenuto ? Ce ne sera que vision d’un bout l’autre. Ni l’art, ni l’histoire ne s’en trouveront bien. Je n’ai pas l’ombre d’une idée sur l’idéal, et l’histoire ne connaît point de galant homme plus ignorant que moi à son endroit. N’importe, je vous obéirai. N’êtes-vous pas pour moi tout le public et la postérité ? Mais ne me trouvez-vous pas plaisant avec ce mot où sont renfermés tous les hommes à venir qui se transmettront fidèlement de l’un à l’autre la plus complète ignorance du nom de votre pauvre serviteur ? Je veux dire que je n’aspire qu’à vous, à votre suffrage, et que je fais bon marché de tout le reste, la postérité comprise, pour être aussi sage que le renard gascon. »

Une seule fois il exprime la fantaisie de se faire imprimer dans une Revue « pour battre un peu monnaie, » et presque aussitôt il abandonne ce projet en disant : « Mais je n’ai dans la tête que des sujets insensés !… Hélas, rien n’est beau comme l’idéal ; mais aussi quoi de plus délicat et de plus dangereux à toucher ! Ce rêve si léger se change en plomb souventefois dont on est rudement froissé. Je finirai ma complainte aujourd’hui par un vers de celle du juif errant :

« Hélas ! mon Dieu ! »

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Il y a des mots admirables jetés ça et là dans ses lettres, de ceux que les écrivains de profession mettent en réserve pour les enchâsser au bout de leurs périodes comme le gros diamant au faîte du diadème. Il dit quelque part :

« Quand je goûte cette sorte de bien-être dans l’irritation, je ne puis comparer ma pensée (c’est presque fou) qu’à un feu du ciel qui frémit à l’horizon entre deux mondes. »

Et, vers la fin de la même lettre, il raconte que ses parentes s’inquiètent de l’altération de ses traits ; cependant il leur cache le ravage intérieur de la maladie.

« Ah ! disent-elles en se ravisant, c’est le retranchement de vos cheveux qui vous rend d’une mine si austère. — Les cheveux repousseront, et il n’y aura que plus d’ombre. »

J’ai cité autant que possible, mais j’ai dû taire tout ce qui tient à la vie intérieure. C’est pourtant là que se révèle le coeur du poëte. Ce cœur, je puis l’attester, quoi qu’en dise le noble rêveur qui s’accuse et se tourmente sans cesse comme à plaisir, est aussi délicat, aussi affectueux, aussi large que son intelligence. L’amitié est sentie et exprimée par lui de la façon la plus exquise et la plus profonde. L’amour aussi est placé là comme une religion ; mais peut-être cet amour de poëte ne se contente-t-il absolument que dans les choses incréées. Quoi qu’il en soit, et bien qu’à toute page un gémissement lui échappe, cet homme qui, dans son culte de l’idéal, voudrait s’idéaliser lui-même et ne sait pas s’habituer à l’infirmité de sa propre nature, cet homme est indulgent aux autres, fraternel, dévoué avec une sorte de stoïcisme, esclave de sa parole, simple dans ses goûts, charmé de la vue d’un camélia, résigné à la maladie, heureux d’être couché, tranquille derrière ses rideaux « et plus près naturellement du pays des songes. » Il n’a d’amertume que contre la mobilité de son humeur et la susceptibilité excessive d’une organisation sans doute trop exquise pour supporter la vie telle qu’elle est arrangée en ce triste monde. Qu’a-t-il donc manqué à cet enfant privilégié du ciel ? Qu’eût-il donc fallu pour que cette sensitive, si souvent froissée et repliée sur elle-même, s’ouvrit aux rayons d’un soleil bienfaisant ? C’est précisément le soleil de l’intelligence, c’est la foi ; c’est une religion, une notion nette et grande de sa mission en ce monde, des causes et des fins de l’humanité, des devoirs de l’homme par rapport à ses semblables, et des droits de ce même homme envers la société universelle. C’est là ce secret terrible que le Centaure cherchait sur les lèvres de Cybèle endormie, ce son mystérieux qu’il eût voulu recueillir sur