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GEORGE DE GUÉRIN.

au mal, et l’on prend la ridicule habitude de se plaindre. Nous avons tant de ridicules que nous ne connaissons pas, qu’il faut, du moins autant que nous le pouvons, nous garder de ceux qui sont manifestes. Vous m’avez dit un jour qu’en sortant du collége, je devais être exagéré et en proie aux sottes manies qui ont travaillé toute cette jeunesse d’alors, mais qu’aujourd’hui, sans doute, j’étais vrai, et ne jouais pas à l’ennui et au dégoût. Ah ! n’en doutez pas ; si je n’ai pas de bon sens, j’ai du moins un peu de ce goût qui est le bon sens de l’esprit, et rien, à mon jugement, n’est plus choquant, surtout à notre âge, que ces affectations de collége. Dieu merci, je ressemble assez peu à ce que j’étais dans ce temps-là ; et si j’affectais quelque chose, ce serait de faire oublier ma personne d’alors. J’ai le malheur de m’ennuyer aujourd’hui comme je faisais sous la grille de Stanislas, voilà la ressemblance. À cette époque de mon ennui, j’en disais plus qu’il n’y en avait ; aujourd’hui j’en dis moins qu’il n’y en a, voilà la différence.

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« Le jour est triste, et je suis comme le jour ; ah ! mon ami, que sommes-nous, ou plutôt que suis-je, pour souffrir ainsi sans relâche de toutes choses autour de moi, et voir mon humeur suivre les variations de la lumière ? J’ai pensé quelque temps que cette sensibilité bizarre était un travers de ma jeunesse qui disparaîtrait avec elle. Mais le progrès des ans, en quoi j’espérais, me fait voir que j’ai un mal incurable et qui va s’aigrissant. Les journées les plus unies, les plus paisibles, sont encore pour moi traversées de mille accidents imperceptibles qui n’atteignent que moi. Cela s’élève à des degrés que vous ne pourriez croire. Aussi qu’y a-t il de plus rompu que ma vie, et quel fil si léger qui soit plus mobile que mon âme ? J’ai à peine écrit quelques pages de ce travail qui avait d’abord tant d’attraits ; qui sait quand je le terminerai ? Mais j’y mettrai le dernier mot assurément ; je ne veux pas accepter le dédit cent fois offert par ce mien esprit, le plus inconstant et le plus prompt au dégoût qui fut jamais. Vaille que vaille, vous aurez cette pièce, pièce en effet, et des plus pesantes.

« … Si j’en croyais mes lueurs de bon sens, je renoncerais pour toute ma vie à écrire un seul mot de composition. Plus j’avance, plus le fantôme (l’idéal) s’élève et devient insaisissable. Ce mot propre, cette expression, la seule qui convient, dont parle La Bruyère, je n’ai jamais reconnu, au contentement de mon esprit, que je l’eusse trouvé : et, l’eussé-je attrapé, reste l’arrangement et les combinaisons infinies, et la variété, et le piquant, et le solide, et la nouveauté dans les termes usés ; l’imprévu, l’image dans le mot, et le contour, la justesse des proportions, enfin tout, le don d’écrire, le talent ; et de tout cela, je n’ai guère que la bonne volonté. — Pardonnez-moi ce cours de rhétorique. Il faut garder et couvrir ces choses. Fi donc, le pédant ! »

Pour qui aura lu attentivement le Centaure, cette recherche scrupuleuse et hardie dont la prétendue insuffisance est confessée ici avec trop de modestie, est clairement révélée. Mais, au risque de passer pour pédant nous-même, nous n’hésiterons pas à dire qu’il faut lire deux et même trois fois le Centaure pour en apprécier les beautés, la nouveauté de la forme, l’originalité non abrupte et sauvage, mais raisonnée et voulue, de la phrase, de l’image, de l’expression et du contour. On y verra une persistance laborieuse pour resserrer dans les termes poétiques les plus élevés et les plus concis une idée vaste, profonde et mystérieuse comme ce monde primitif à demi épanoui dans sa fraîcheur matinale, à demi assoupi encore dans le placenta divin. C’est en cela que la nature de ce petit chef-d’œuvre nous semble différer essentiellement de la manière de M. Ballanche, qui, à défaut des termes poétiques, n’hésite pas à employer les termes philosophiques modernes, et aussi de Chénier, qui ne songe qu’à reproduire l’élégance, la pureté et comme la beauté sculpturale des Grecs. Nul n’admire Ballanche plus que nous. Cependant nous ne pouvons nous défendre de considérer comme un notable défaut cette ressource technique qui l’a affranchi parfois du travail de l’artiste, et qui détruit l’harmonie et la plastique de son style, d’ailleurs si beau, si large et si coloré d’originalité primitive. La pièce de vers, malheureusement inachevée, qui est placée à la suite du Centaure, ne me paraît pas non plus, comme il pourra sembler à quelques-uns au premier abord, une imitation de la manière de Chénier. Ces deux essais de M. de Guérin ne sont point des pastiches de Ballanche et de Chénier, mais bien des développements et des perfectionnements tentés dans la voie suivie par eux. Il ne semble même pas s’être préoccupé de l’un ou de l’autre, car nulle part dans ses lettres, qui sont pleines de ses citations et de ses lectures, il n’a placé leur nom. Sans doute il les a admirés et sentis, mais il a dû, avant tout, obéir à son sentiment personnel, à son entraînement, prononcé et l’on peut dire passionné, vers les secrets de la nature. Il ne l’a point aimée en poëte seulement, il l’a idolâtrée. Il a été panthéiste à la manière de Gœthe sans le savoir, et peut-être s’est-il assez peu soucié des Grecs, peut-être n’a-t-il vu en eux que les dépositaires des mythes sacrés de Cybèle, sans trop se demander si leurs poëtes avaient le don de la chanter mieux que lui. Son ambition n’est pas tant de la décrire que de la comprendre, et les derniers versets du Centaure révèlent assez le tourment d’une ardente imagination qui ne se contente pas des mots et des images, mais qui interroge avec ferveur les mystères de la création. Il ne lui faut rien moins pour apaiser l’ambition de son intelligence perdue dans la sphère des abstractions. Il ne se contenterait pas de peindre et de chanter comme Chénier, il ne se contenterait pas d’interpréter systématiquement comme Ballanche. Il veut savoir, il veut surprendre et saisir le sens caché des signes divins imprimés sur la face de la terre ; mais il n’a embrassé que des nuages, et son âme s’est brisée dans cette étreinte au-dessus des forces humaines. C’est être déjà bien grand que d’avoir entrepris comme un vrai Titan d’escalader l’Olympe et de détrôner Jupiter. Un autre fragment de ses lettres exprimera avec grandeur et simplicité cet amour à la fois instinctif et abstrait de la nature.

« 11 avril 1838. — Hier, accès de fièvre dans les formes ; aujourd’hui, faiblesse, atonie, épuisement. On vient d’ouvrir les fenêtres ; le ciel est pur et le soleil magnifique.

Ah ! que ne suis-je assis à l’ombre des forêts !

« Vous rirez de cette exclamation, puisqu’on ne voit pas encore aux arbres les plus précoces ces premiers boutons que Bernardin de Saint-Pierre appelle des gouttes de verdure. Mais peut-être qu’au sein des forêts, dans la saison où la vie remonte jusqu’à l’extrémité des rameaux, je recevrai quelque bienfait, et que j’aurai ma part dans l’abondance de la fécondité et de la chaleur. Je reviens, comme vous voyez, à mes anciennes imaginations sur les choses naturelles, invincible tendance de ma pensée, sorte de passion qui me donne des enthousiasmes, des pleurs, des éclats de joie, et un éternel aliment de songerie. Et pourtant, je ne suis ni physicien, ni naturaliste, ni rien de savant. Il y a un mot qui est le dieu de mon imagination, le tyran, devrais-je dire, qui la fascine, l’attire, lui donne un travail sans relâche et l’entraînera je ne sais où : c’est le mot de vie. Mon amour des choses naturelles ne va pas au détail ni aux recherches analytiques et opiniâtres de la science, mais à l’universalité de ce qui est, à la manière orientale. Si je ne craignais de sortir de ma paresse et de passer pour fou, j’écrirais des rêveries à tenir en admiration toute l’Allemagne, et la France en assoupissement. »

Dans une autre lettre, il exprime l’identification de son être avec la nature d’une manière encore plus vive et plus matériellement sympathique.

« J’ai le cœur si plein, l’imagination si inquiète, qu’il faut que je cherche quelque consolation à tout cela en m’abandonnant avec vous. Je déborde de larmes, moi qui souffre si singulièrement des larmes des autres. Un trouble mêlé de douleurs et de charmes s’est emparé de toute mon âme. L’avenir plein de ténèbres où je vais entrer, le présent qui me comble de biens et de maux, mon étrange