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LE PICCININO.

dides ! que de grâces majestueuses ou agaçantes ! que de gaieté feinte ou réelle ! que de langueurs jouées ou mal dissimulées !

Michel fut enivré un instant ; mais, quand l’ensemble commença à s’éclaircir et à se détailler sous ses yeux, quand il se demanda laquelle de ces femmes serait, à son sens, un modèle idéal, il reporta ses regards vers les figures qu’il avait peintes au plafond et fut plus content, l’orgueilleux ! de son œuvre que de celle de Dieu.

Il avait rêvé la beauté parfaite. Il avait cru la trouver sous ses pinceaux. Il s’était probablement trompé ; car il est impossible de créer une image divine sans la revêtir de traits humains, et rien sur la terre n’est doué d’une perfection absolue. Quoi qu’il en soit, Michel, encore hésitant et maladroit dans son art, sous plusieurs rapports, avait approché, autant que possible, de la beauté vraie dans ses types. C’était là ce qui frappait tous ceux qui regardaient son œuvre ; ce fut là surtout ce qui le frappa lui-même lorsqu’il chercha, dans la réalité, la personnification de ses idées. Sur la quantité, il ne vit que deux ou trois femmes qui lui parurent véritablement belles, et encore eût-il voulu les tenir sur sa toile, pour ôter à l’une ou donner à l’autre certain contour ou certaine teinte, qui lui paraissait manquer de plénitude ou de pureté.

Il se sentit alors très-froid, froid comme un artiste qui analyse, et il reconnut que la physionomie humaine rachetait seule par l’expression de la vie ce qui manquait à la perfection des linéaments. « J’ai inventé de plus belles têtes, se dit-il, mais elles ne sont pas vraies. Elles ne pensent pas, elles ne respirent pas. Elles n’aiment pas. Il vaudrait mieux qu’elles fussent moins régulières et plus animées. En roulant ces toiles demain, je les crèverai toutes, et désormais je modifierai, je bouleverserai peut-être toutes les notions d’après lesquelles je me suis dirigé jusqu’ici. »

Et il ne s’occupa plus de chercher l’idéal de la forme parmi les danseuses vivantes qu’il étudiait, mais le mouvement, la grâce, l’attitude du corps, l’expression du regard et du sourire, en un mot, le secret de la vie.

Ravi d’abord, il se sentit encore une fois refroidi en prenant chaque être en particulier. Probablement il existe chez les femmes et chez les hommes beaucoup d’âmes naïves ; mais il n’est guère de figures naïves dans un bal du grand monde. On s’y compose un maintien presque toujours opposé à son propre caractère, soit qu’on cherche ou qu’on craigne les regards. Michel crut voir que les uns cachaient hypocritement leur vanité, que les autres l’étalaient avec arrogance ; que telle jeune fille, qui voulait paraître pudique, avait un fonds d’audace ; que telle femme, qui voulait sembler amoureuse, était froide et blasée ; que la gaieté de celle-ci était morne, et la mélancolie de celle-là minaudière. Un parvenu voulait avoir l’air noble ; un noble voulait avoir l’allure populaire. Tout le monde posait plus ou moins. Les plus humbles cherchaient à se donner de l’aplomb, et l’intéressante timidité elle-même se contraignait pour éviter la gaucherie qui triomphait de ses efforts.

Michel vit passer quelques jeunes ouvriers de sa connaissance. Ils vaquaient au service qu’ils avaient accepté, et se faisaient remarquer par leur bonne mine et quelque chose de pittoresque dans l’arrangement de leur toilette de gala. L’intendant les avait choisis évidemment parmi les plus présentables, et ils le savaient bien : car, eux aussi, se maniéraient ingénument : l’un avançait alternativement chaque épaule pour en déployer la vaste carrure ; l’autre ne perdait pas un pouce de sa haute taille en passant auprès de maint petit grand personnage ; un troisième raidissait l’arc de ses sourcils pour montrer aux belles dames un œil brillant comme l’escarboucle.

Michel s’étonna de voir ces garçons se transformer de la sorte et perdre les avantages de leur belle prestance ou de leur agréable extérieur par une affectation involontaire, mais à coup sûr ridicule. « Je savais bien, pensa-t-il, que tous les hommes cherchaient ardemment l’approbation dans quelque classe et dans quelque genre que ce fût. Mais pourquoi ce besoin d’attirer les regards nous ôte-t-il tout à coup le charme ou la dignité de nos manières ? Serait-ce que le désir est immodéré, ou que le but est méprisable ? Faut-il nécessairement que la beauté s’ignore pour ne rien perdre de son éclat ? Ou bien suis-je seul doué d’une insupportable clairvoyance ? Où est le plaisir enthousiaste que je croyais trouver ici ? Au lieu de subir l’action des autres, j’exerce la mienne sur moi-même pour juger sèchement tout ce qui frappe mes regards et m’ôter toute jouissance extérieure ! »

À tant regarder et à tant comparer, Michel avait oublié le principal but de sa présence au bal. Il se rappela enfin qu’il voulait surtout étudier avec calme une certaine figure, et il allait se disposer à monter le grand escalier et à parcourir l’intérieur du palais, où tout était ouvert et éclairé, lorsqu’en se retournant il vit, à deux pas de lui, un détail de la fête, dont il avait oublié d’observer l’effet.

C’était une grotte en rocaille, qui formait, sous le profil du grand escalier, un assez vaste enfoncement. Lui-même avait orné de coquillages, de branches de corail et de plantes pittoresques ce frais réduit, au fond duquel une naïade d’albâtre versait son urne dans une vaste conque toujours pleine d’eau limpide et courante.

Le goût que Michel avait montré dans tous les détails dont il avait été chargé, avait déterminé le majordome à lui laisser arranger beaucoup de choses à sa guise ; et, comme il avait trouvé cette naïade charmante, il s’était plu à placer dans sa grotte les plus jolis vases, les plus fraîches guirlandes et les plus beaux tapis. Il avait bien perdu une heure à encadrer la conque nacrée d’une bordure de mousse fine et douce comme du velours, à choisir et à disposer avec grâce et mollesse des touffes d’iris, de nénuphar ; et de ces longues feuilles rubanées qui s’harmonisent si bien avec les mouvements onduleux des eaux courantes.

Maintenant la grotte était éclairée d’une pâle lumière cachée derrière des feuillages, et, comme tout le monde était occupé à voir la danse, l’entrée en était libre. Michel y entra furtivement ; mais, à peine y eut-il fait trois pas, qu’il vit au fond une personne assise ou plutôt couchée, dans le demi-jour, aux pieds de la naïade. Il se dissimula précipitamment derrière une saillie du rocher, et il allait se retirer lorsqu’une invincible fascination le retint.

XI.

LA GROTTE DE LA NAÏADE.

La princesse Agathe était assise sur un divan de velours sombre, où sa forme élégante et noble se dessinait pâle comme une ombre au clair de la lune. Michel la voyait de profil, dans la demi-teinte, et un reflet de la lumière voilée, placée derrière elle, dessinait avec une admirable pureté cette silhouette fine et suave comme celle d’une jeune vierge. Sa longue et ample robe blanche prenait, sous cette molle clarté, toutes les nuances de l’opale, et les diamants de sa couronne lançaient des feux changeants tantôt comme le saphir, tantôt comme l’émeraude. Cette fois, Michel perdit tout à fait la notion qu’il avait pu prendre de son âge à la première vue. Il lui sembla que c’était une enfant, et, quand il se souvint qu’il lui avait attribué une trentaine d’années, il se demanda si c’était un rayon céleste qui la transfigurait désormais, ou une lueur infernale dont, comme une magicienne, elle savait s’envelopper pour tromper les sens.

Elle paraissait fatiguée et accablée. Pourtant son attitude était chaste et sa figure sereine. Elle respirait son bouquet de cyclamen et jouait languissamment avec son éventail. Michel la regarda longtemps avant d’entendre, ou, du moins, d’attacher un sens aux paroles qu’elle disait. Il la trouvait plus belle qu’aucune des beautés qu’il venait d’examiner avec tant d’attention, et il ne pouvait se rendre compte de l’admiration sans mélange et sans bornes qu’elle lui inspirait. Il s’efforçait en vain de se faire à lui-même le détail de ses traits et l’analyse de ses