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LE SECRÉTAIRE INTIME.

regret. Mais le fait est que je ne sais point qui vous êtes, et l’incertitude où je vis me dévore. Tantôt je vous prie dans le secret de mon cœur comme un ange de Dieu, et tantôt… oui, je vous dirai tout, tantôt je vous compare à Catherine II.

— Sauf les meurtres, les empoisonnements et autres misères semblables, qui, après tout, ne constitueraient pas une grande différence, dit la princesse avec une froide ironie. » Alors, prenant son éventail de plumes, elle s’assit en ajoutant avec un calme dérisoire : « Continuez, monsieur le comte, j’écoute votre harangue. »

— Raillez-moi, méprisez-moi, dit Julien au désespoir, vous avez raison ; traitez-moi comme un fou, je le suis. Et que m’importe votre colère ? que m’importe votre mépris ? Au moment de vous perdre à jamais, et ne risquant plus rien, je puis bien tout vous dire.

— Dites, Julien, répondit-elle tranquillement.

— Eh bien, je vous dirai, Madame, que cela ne peut pas durer et qu’il faut que je parte. Vous me traitez avec confiance, et je n’en suis pas digne ; vous m’accablez de bontés, et je suis ingrat. Au lieu de me borner à vous servir et à vous chérir en silence, je m’inquiète de toutes vos actions. Je vous soupçonne des plus infâmes turpitudes, je vous épie comme si j’étais chargé de vous assassiner. Je questionne vos gens, j’interroge vos regards, je commente vos paroles, je hais votre parure ; je voudrais tuer tous ceux qui vous admirent. Je suis jaloux, jaloux et méfiant ! Moquez-vous ! oh ! oui, moquez-vous ! Je me moque de moi-même bien plus amèrement que personne ne le fera. Depuis trois jours surtout je suis fou, complètement fou. Je suis à chaque instant sur le point de vous adresser des reproches et de vous demander compte de mes tourments ! Moi à vous ! moi, votre valet !… Madame, je sais que je suis votre valet…

— Vous prenez trop de peine, interrompit la princesse. Je ne pense pas à vous humilier, ces moyens sont bons pour qui n’en a pas d’autres. Vous n’êtes point mon valet, Monsieur, et vous ne le serez jamais. Je croyais m’être expliquée assez clairement tout à l’heure à cet égard. D’ailleurs, quand même vous le seriez, il y aurait un cas où vous auriez le droit de me parler comme vous le faites. Savez-vous lequel ?

— Dites, Madame, je n’ai plus peur : je suis perdu !

— Je vous le dirai sans colère et sans mépris. Ce cas, Julien, c’est celui où je vous aurais encouragé pendant seulement… combien dirai-je ? cinq minutes ?… Est ce trop ?

— Votre moquerie est sanglante, Madame, et je l’ai méritée ! Non, vous ne m’avez pas encouragé pendant cinq minutes ; vous ne m’avez pas adressé un regard, pas une syllabe qui m’ait donné droit d’espérer…

— À moins que vous n’ayez pris pour des preuves de mon amour ou pour des avances de ma coquetterie les attentions et les soins d’une honnête amitié, les témoignages d’une loyale estime… On m’avait souvent dit que les femmes au-dessous de cinquante ans n’avaient pas le droit d’agir comme je le fais ; que la franchise ne leur servait à rien ; que leur témoignage n’était pas reçu devant la prétendue justice du bon sens : j’en avais fait l’expérience… mais avec qui ? avec des sots et des lâches. Je vous prenais pour un homme capable de me juger.

— Madame, Madame, vous êtes injuste ! Vous m’avez interrogé d’un ton d’autorité, vous avez été au-devant de mes aveux. Tout mon tort est donc de n’avoir pas menti quand vous m’avez dit tout à l’heure : Si tu es amoureux, c’est de moi.

— Votre tort n’est pas de me le dire, Julien, mais c’est de l’être.

— Croyez-vous donc que de tels sentiments se commandent ?

— Peut-être ! si j’étais homme, je serais l’ami de Quintilia. Je la comprendrais, je la devinerais, et je l’estimerais peut-être !…

— Eh bien ! laissez-moi vous comprendre, dit Julien en se jetant à genoux sans s’approcher d’elle, et peut-être pourrai-je être votre ami en même temps que votre sujet.

— Monsieur le comte, dit la princesse en se levant, je ne rends compte de moi à personne. Depuis longtemps j’ai appris à mépriser l’opinion des hommes. N’avez-vous pas lu la devise de mon blason : Dieu est mon juge ? »

Elle sortit, et Julien, toujours à genoux, resta atterré à sa place.

IX.

Quand il fut revenu de sa première consternation, il tomba dans le désespoir ; et cachant son front dans ses mains :

« Malheureux fou ! s’écria-t-il, est-il possible que tu aies fait ce que tu as fait, et dit ce que tu as dit ! Comment ! c’est toi qui es là dans le cabinet de toilette de la princesse ? Qui t’a amené ici ? comment as-tu osé ? au milieu de quel vertige as-tu trouvé tant d’insolence, et où as-tu pris tout ce que tu as dit d’orgueilleux et d’insensé ? Quoi ! voici le dénoûment d’une vie si belle, d’un bonheur si grand ? Tu as été pendant six mois le roi du monde, et te voilà méprisé, chassé !… ou, ce qui sera pire encore, toléré peut-être comme un écolier ridicule, comme un cuistre sans conséquence, relégué parmi les subalternes au-dessus desquels on t’avait élevé ! Ah ! partons, partons ! fuyons ces angoisses, ces incertitudes sans fin, ces doutes cuisants… » En parlant ainsi, il restait cloué à sa place et pleurait comme un enfant.

« Tu t’affectes trop, lui dit tranquillement Galeotto, qui était entré sans qu’il s’en aperçût et qui l’écoutait divaguer. Je t’apporte déjà une meilleure nouvelle. Son Altesse te défend de sortir du palais, et t’ordonne de venir lui parler dans sa chambre demain après le bal.

— Quoi ! s’écria Saint-Julien, elle t’a dit !…

— Ce que je te dis, rien de plus. Mais il me semble que c’est assez clair pour que je sache tout ce qui s’est passé. Tu as risqué la déclaration. Eh bien ! tu n’as pas eu tort. Qui sait ? ta bonne foi peut te servir plus que l’esprit des autres. Qu’as-tu à me regarder d’un air effaré ? Son Altesse s’est fâchée sérieusement, à ce qu’il paraît. Cela vaut mieux, après tout, que le calme de la raillerie ; elle avait l’air sombre en rentrant au bal, et, bien qu’elle se soit mise tout de suite à danser avec le duc de Gurck, la danse a langui pendant trois minutes ; on se battait les flancs pour avoir l’air de ne pas voir le front courroucé de la souveraine, mais le fait est que personne ne pouvait en détourner les yeux. Oh ! les princes sont un centre d’attraction magnétique ! Être prince, c’est magnifique, en vérité ! Il n’y a qu’une chose que j’aime mieux, c’est d’être page et d’en rire !… »

Saint-Julien ne l’écoutait pas. Galeotto le prit par le bras et l’entraîna dans les jardins.

« Écoute, lui dit-il quand ils furent seuls ensemble, je suis ton ami et veux te servir. Es-tu réellement amoureux ?

— Moi, dit Saint-Julien moitié par fierté, moitié par délire, je ne le suis pas ! Comment peut-on être amoureux d’une femme qu’on ne connaît pas !

— Oh ! bien ! j’aime à t’entendre parler ainsi. En ce cas tu as des idées plus saines que je ne pensais ; mais à quoi vises-tu ici ? quoi qu’il t’arrive, cela ne peut pas te mener bien loin. Personne n’a fait son chemin avant toi, et tu ne le feras pas non plus.

— Explique-toi, au nom du ciel !…

— Tu veux être l’amant de la princesse ? »

Saint-Julien fit un geste d’horreur que le page ne vit pas.

« Tu veux, continua-t-il, régner sur ce petit domaine, commander à ces petits grands seigneurs ? C’est peu de chose ; mais encore c’est mieux que rien, et, pour un bachelier gentillâtre, cela peut sembler assez joli pendant quelque temps. Eh bien ! prends garde ; car il y a dix à parier contre un que tu ne régneras ici sur rien et sur personne. On peut plaire, mais non gouverner ; on peut remonter fièrement le col de sa cravate ; mais à quoi bon si l’on a quelque chose de plus dans la