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LE SECRÉTAIRE INTIME.



Elle paraissait bien avoir trente ans… (Page 2.)

— Qu’est-ce que c’est que cet homme-là qui nous regarde tant ? dit nonchalamment la princesse en s’étendant à demi au fond de la voiture, dont Saint-Julien et la Ginetta occupaient le devant.

— Je ne sais pas, Madame, répondit la Ginetta avec candeur en relevant son voile.

— C’est M. Charles de Dortan, dit Saint-Julien indigné.

— N’est-ce pas un horloger ? » dit la princesse avec tant de calme, que Saint-Julien ne put savoir si c’était une question de bonne foi ou une plaisanterie effrontée.

La princesse releva aussi son voile, se tourna vers Dortan, et lui dit d’un ton froid et impératif :

« Monsieur, reculez-vous ; on ne regarde pas ainsi une femme.

Dortan devint pâle comme la lune et resta fasciné à sa place.

La voiture partit au galop.

« Ces Français sont insolents ! dit la Ginetta au bout d’un instant.

— Pourquoi ? dit la princesse, qui avait déjà oublié l’incident.

— Il faut, pensa Julien, que ce Dortan soit un imbécile ou un fou. »

Les manières tranquilles de la princesse le subjuguèrent bientôt, et il lui sembla avoir rêvé l’histoire de Dortan. Pendant ce temps le chemin se dérobait sous les pieds des chevaux, et Avignon s’effaçait dans la poussière de l’horizon.

IV.

Les journées de ce voyage passèrent comme un songe pour Julien. La princesse s’était faite homme pour lui parler. Elle avait un art infini pour tirer de chaque question tout le parti possible, pour la simplifier, l’éclaircir et la revêtir ensuite de tout l’éclat de sa pensée vaste et brillante. Toutes ses opinions révélaient une âme forte, une volonté implacable, une logique âpre et serrée. Ce caractère viril éblouissait le jeune comte. Une chose seule l’affligeait, c’était de n’y pas voir percer plus de sensibilité ; un peu plus d’entraînement, un peu moins de raison, l’eussent rendu plus séduisant sans lui