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SIMON.

ter et attendre que la muraille tombe ! M*** plaidant contre Simon Féline, voyez-vous, c’est la tentative la plus étrange, la plus folle, la plus déplorable, la plus désespérée, que la démence ou la fatalité puisse inspirer. Où diable aviez-vous l’esprit ? Pardon, si je jure ; l’intérêt que je porte au succès d’une affaire qui m’est confiée me fait regarder avec douleur l’avenir et le dénoûment de celle-ci.

— Eh ! mon Dieu ! M. Féline plaide donc décidément contre moi ? On l’en a donc prié ? Il y a donc consenti ? Il s’y est donc engagé ? C’est donc irrévocable ? Ah ! monsieur Parquet, il n’eût tenu qu’à vous, il ne tiendrait peut-être qu’à vous encore de l’empêcher de prendre part à cette lutte. Sur mon honneur, je vous jure que, s’il en était temps encore, si je ne craignais de faire un outrage à l’avocat distingué que j’ai eu l’imprudence, la maladresse de lui préférer, j’irais supplier M. Féline d’être mon défenseur. Ne le pouvant pas, ne puis-je espérer du moins qu’en raison de toutes les considérations que j’ai fait valoir tout à l’heure, il ne prendra pas parti contre moi ? M. Féline est-il à cela près ? Avec son immense réputation, ses larges profits, ses occupations multipliées, les mille occasions de faire sa fortune et de déployer son talent qui se présentent à lui sans cesse…

— Tous les jours, à tout heure, il n’est occupé qu’à remercier des clients et à renvoyer des pièces.

— Eh bien ! comment ne peut-il pas faire le sacrifice d’une seule affaire, lorsqu’il y va d’intérêts aussi graves pour un ami ?

Hum ! pensa M. Parquet, M. le comte a lâché un mot bien fort, il tombe dans la nasse. Pour un ami, reprit-il, c’est beaucoup dire. Simon se moque de trois, de six, de douze affaires de plus ou de moins ; mais il n’est pas insensible à une méfiance injuste, à des soupçons injurieux.

— Au nom du ciel ! expliquez-vous enfin, s’écria le comte avec vivacité ; qu’ai-je fait ? qu’ai-je dit ? que me reproche-t-il ?

— Il faut donc vous le dire ?

— Je vous le demande en grâce, à mains jointes.

— Eh bien ! je le dirai. Il y a de la politique en dessous de ces cartes-là, monsieur le comte. »

Parquet vit aussitôt qu’il approchait du joint ; car, malgré toute son adresse, le comte se troubla.

« Il y a de la politique, reprit Parquet avec fermeté et abandonnant toute son emphase ironique. Vos adversaires sont des plébéiens, des ennemis particuliers et assez en vue de la puissance ministérielle. Qui a droit ? Nul ne le sait encore, ni vous, ni moi, ni vos adversaires. À chance égale, Simon aurait eu beaucoup de sympathie pour la cause des plébéiens, fort peu pour la vôtre ; Simon n’aime pas les patriciens, et son opinion républicaine vous a fait peur. Simon n’eût peut-être pas entrepris votre cause ; c’est possible, je l’ignore. Ce qu’il y a de certain, ce dont je réponds sur ma tête, c’est qu’au cas où il l’eût acceptée il l’eût défendue avec loyauté, avec force, et, j’ose le dire, il l’eût gagnée. Mais vous avez craint un refus, ce qui est une faiblesse d’amour-propre ; ou bien vous avez craint quelque chose de pire, une trahison… Dites, l’avez-vous craint, oui ou non ?

— Jamais, monsieur Parquet, jamais, je vous en donne…

— Ne jurez pas, monsieur le comte ; vous l’avez dit à quelqu’un, et voici vos paroles : « Ces gens-là s’entendent tous entre eux ; comment voulez-vous qu’on se fonde sur le sérieux d’un débat judiciaire entre des gens qui vont le soir fraterniser au cabaret, ou, ce qu’il y a de pire, se prêtent mutuellement des serments épouvantables dans un club carbonaro ? »

— Je n’ai jamais dit cela, monsieur Parquet, s’écria le comte au désespoir. Je suis le plus malheureux des hommes ; on m’a indignement calomnié. »

Sa détresse fit pitié à M. Parquet, en même temps qu’elle lui donna envie de rire ; car mieux que personne il savait l’innocence de M. de Fougères quant à ce propos. L’amplification était close dans le cerveau de M. Parquet. Le comte avait confié son affaire à un autre que Simon, par méfiance de son habileté et par crainte aussi de sa trop grande délicatesse. L’affaire était mauvaise ; il le savait. Ce n’était pas un orateur éloquent et chaleureux qu’il lui fallait, c’était un ergoteur intrépide, un sophiste spécieux. Il pouvait triompher avec l’homme qu’il avait choisi, mais non pas triompher de Simon plaidant pour ses coopinionnaires, et qui, dans une position tout à fait favorable au développement de son caractère, devait là, plus qu’en aucune autre occasion, déployer cette puissance, cette bravoure et cette rudesse d’honnêteté qui faisaient sa plus grande force. D’un mot il culbuterait toutes les controverses, d’autant plus que c’était un homme à tout oser en matière politique et à tout dire sans le moindre ménagement.

Il est vrai aussi que les adversaires du comte n’avaient pas encore choisi Simon pour leur défenseur ; que Simon n’avait pas songé à leur en servir ; qu’il ignorait même le prétendu affront fait par M. de Fougères à son intégrité ; en un mot, que toute cette indignation et toutes ces menaces étaient le savant artifice que depuis la veille maître Parquet tenait en réserve avec le plus grand mystère, sachant bien que Simon ne s’y prêterait pas volontiers.

L’artifice, il faut aussi le dire, n’eût pas été loin sans la timidité d’esprit du comte ; mais, sous le caractère le plus obstiné, cet homme cachait la tête la plus faible. Toujours habitué à louvoyer, à tout oser sous le voile d’une hypocrite politesse, dès qu’on l’attaquait en face, il était perdu. Cela était difficile ; il inspirait trop de dégoût aux âmes fortes ; il leurrait de trop de promesses et de protestations les esprits faibles, pour qu’on daignât ou pour qu’on osât lui faire des reproches ; et certes, M. Parquet ne s’en fût jamais donné la peine sans l’espoir et la volonté de tirer parti de sa confusion pour son grand dessein.

Ce qu’il avait prévu arriva. Le comte se retrancha, pour sa justification, dans des serments d’estime, de confiance, de dévouement, d’affection pour la cause plébéienne et pour Simon Féline spécialement. Il fit bon marché de la noblesse, de la parenté, de la monarchie, de toutes les hiérarchies sociales, à condition qu’on lui laisserait gagner son procès. Depuis longtemps il s’était réservé tant de portes ouvertes qu’il était difficile de le saisir. M. Parquet le poussa et l’égara dans son propre labyrinthe ; il le força de s’enferrer jusqu’au bout.

— Allons, lui dit-il, il ne faut pas tant vous échauffer contre ceux qui ont répété vos paroles. Ce n’est pas un grand mal, après tout, dans votre position ; vous avez été forcé d’émigrer. La révolution vous a dépouillé, banni. Il est simple que vous ayez des préventions contre nous et que vous nous confondiez tous dans vos ressentiments.

— Je n’ai point de ressentiments, s’écria le comte, je n’ai aucune espèce de prévention. Je n’en veux à personne ; je n’accuse que la noblesse de ses propres revers. Je sais que tous les hommes sont égaux devant Dieu comme devant la loi, devant toute opinion saine comme devant tout droit social. Enfin, j’estime maître Parquet, honnête homme, habile, généreux, instruit, cent fois plus qu’un gentilhomme ignorant, égoïste, borné.

— C’est fort bon, je le crois jusqu’à un certain point, répondit M. Parquet ; mais cependant je vais vous mettre à une épreuve. Si j’avais vingt-cinq ans, une jolie aisance et une certaine réputation, et que je fusse amoureux de votre fille, me la donneriez-vous en mariage ?

— Pourquoi non ? dit le comte, qui ne se méfiait guère des vues de M. Parquet sur Fiamma.

— À moi, Parquet ? vous consentiriez à être mon beau-père, à entendre appeler votre fille madame Parquet ? à avoir pour gendre un procureur ? Vous ne dites pas ce que vous pensez, monsieur le comte !

— Je ne pense pas, dit le comte en riant, qu’à votre âge vous me demandiez la main de ma fille ; mais si vous aviez vingt-cinq ans et que vous me tendissiez un piége innocent, je vous dirais : Allez à l’appartement de Fiamma, mon cher Parquet, et si elle vous accorde son cœur, je vous accorde sa main. Je serais flatté et honoré de l’alliance d’un homme tel que vous.

— Eh bien ! vous êtes un brave homme ! Touchez là !