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SIMON.

vement de son état. Sa renommée grandit, et son crédit devint tel en peu de temps qu’il put compter à coup sûr sur une fortune considérable pour l’avenir et sur une haute carrière politique.

Au milieu des fatigues et des ennuis de cette existence laborieuse, la crainte de perdre bientôt sa mère et d’être livré seul et sans affection exclusive au caprice de la destinée se fit vivement sentir. Jeanne faiblissait, non de caractère, mais de santé. Elle avait quelquefois des absences de mémoire, et semblait vivre dans une sorte de somnambulisme. Quand elle retrouvait la plénitude de ses facultés, c’était avec une intensité qui ressemblait à la fièvre, et faisait craindre la fin prochaine d’une vie qui avait perdu la régularité de son cours.

Simon Féline avait de si grandes obligations à l’excellent M. Parquet, qu’il était avide de trouver un moyen de s’acquitter. Ces raisons, réunies à un peu de dépit contre celle qui s’était emparée si longtemps de lui exclusivement pour l’abandonner tout d’un coup sans motif, lui firent songer à rechercher Bonne Parquet en mariage. Il en parla à son père.

« Doucement, doucement ! répondit l’avoué. Ce serait le vœu le plus cher de mon coeur, et tu te souviens que ce l’était avant que nous eussions pensé à faire de toi un grand personnage ; je n’y ai renoncé qu’en te voyant amoureux de notre pauvre dogaresse, que voici, hélas ! bien loin de nous, et peut-être pour toujours. Maintenant, si tu veux épouser Bonne, et que Bonne veuille t’épouser, c’est bien. Mais prenons garde…

— Craignez-vous que je ne sois pas bien guéri de mon amour insensé ? dit Simon ; il y a plus de quatre ans que je ne me flatte plus ; c’est une assez longue épreuve.

— Il n’y a pas si longtemps que cela ! dit Parquet en hochant la tête. Enfin, réfléchis… Tu es un gros bonnet à présent, maître Simon ; et cependant j’aimerais mieux que ma fille n’eût pas l’honneur de porter ton nom que de la voir manquer du bonheur domestique si nécessaire aux femmes, vu que rien ne le remplace pour elles. Ma pauvre Bonne n’est pas une princesse de roman comme notre chère dogaresse, qui l’a supplantée, et que je voudrais voir ici, dût-elle la supplanter encore ! Dans tous les cas, garde-toi de parler de tes intentions avant d’être bien sûr de toi. »

Simon, sans faire part à Bonne de ses projets, se montra plus occupé d’elle que par le passé. Il l’examina avec attention, et remarqua dans cette jeune fille les plus belles qualités du cœur. Bonne, plus jeune de plusieurs années que ses amis Simon et Fiamma, avait acquis des agréments au lieu d’en perdre ; elle était assez bien faite, sans être précisément belle. En outre, elle s’était parée d’un petit défaut dont l’absurdité des hommes démontre la puissance, lorsqu’au contraire il devrait ôter du prix à la femme qui l’acquiert. À force de voir soupirer autour d’elle d’honorables adorateurs, elle était devenue un peu coquette. Sa naïveté timide s’était laissé corrompre ou s’était embellie (comme il vous plaira) de mille petites ruses demi-élégantes, demi-villageoises. Depuis que son amie Fiamma était partie, elle s’était approprié quelques-unes de ses belles manières ; et quelquefois elle se surprenait à faire la dogaresse, tout en faisant manger ses poules ou en préparant le bishof de son père.

Simon, qui avait été longtemps sans la voir, s’étonna de ce changement et se laissa prendre à un piége bien simple et bien connu, mais qui ne manque jamais son effet. Il se trouva en concurrence avec un rival et il désira, ne fût-ce que par orgueil, le faire renvoyer. Il avait dans le caractère un peu l’amour de la domination. C’est le mal des âmes qui se sentent fortes, et souvent cette preuve de leur force est la source de leurs faiblesses. Bonne s’aperçut de la surprise qu’il éprouvait de ne pas supplanter son concurrent aussi vite qu’il se l’était imaginé ; elle changea cette surprise en dépit avec un peu de ruse. Le concurrent était un jeune médecin d’une belle et bonne figure, ne manquant pas de talent, et assez capable, non de lutter avec Simon, mais de faire oublier une ingratitude. Bonne, en petite rusée, l’accueillit d’autant mieux qu’elle vit Simon plus assidu. M. Parquet s’aperçut de ce manége, et, ne reconnaissant pas là la droiture accoutumée de sa chère enfant, il la gronda un peu.

« Écoutez, cher papa, lui dit-elle, M. Simon est un capricieux qui m’a fait assez souffrir. Je l’ai attendu longtemps, croyant ce que tout le monde croyait, qu’il finirait par se prononcer. Il ne l’a pas fait dans le temps où je ne souffrais aucun galant près de moi pour ne pas le décourager. À présent, il daigne s’apercevoir que j’existe, que je ne suis pas tout à fait aussi bête qu’il se l’était imaginé, et il trouve fort mauvais, sans doute, que je ne tombe pas à genoux devant lui. Moi, je vous dirai que je suis un peu revenue de mes idées romanesques, et que je ne mourrai pas de chagrin s’il m’abandonne de nouveau. En raison de cela, je prends mes précautions. D’ailleurs, tout n’est pas fini d’un certain côté, et j’ai écrit une lettre dont j’attends l’effet. »

M. Parquet l’interrogea vivement pour savoir quel était le sujet de cette lettre. Il sut seulement d’abord qu’elle était adressée à Fiamma ; enfin, comme il était extrêmement curieux et passablement absolu, il obtint que sa fille lui en montrât le brouillon, l’original étant parti.

« Ma noble amie, votre père va, dit-on, arriver ici à la fin du mois. Vous nous aviez fait espérer d’abord que vous l’accompagneriez, et maintenant vos domestiques disent qu’ils ne vous attendent pas. Je vous supplie, ma bien-aimée, de faire votre possible pour venir. Je touche à une épreuve difficile de ma vie. Je suis exposée à de grands dangers, parmi lesquels vous seule pouvez me guider et me protéger. Si vous avez jamais eu de l’amitié pour moi, venez, au nom du ciel ! Je compte sur votre cœur généreux que ni la piété fervente à laquelle vous vous livrez, ni le bonheur dont vous semblez jouir dans la solitude, n’ont pu refroidir à mon à égard. Adieu, ma dogaresse chérie. Je vous attends. »

« Et quelle est votre intention, mademoiselle Diplomatie ? dit M. Parquet en achevant ce billet.

— Oh ! mon père ! je n’en sais trop rien, répondit Bonne ; mais il est certain que de ma vie je ne ferai la moindre démarche importante et ne me permettrai la moindre pensée trop vive sans consulter Fiamma. »

Parquet ne comprenant rien à ces mystères de jeunes filles, pria Simon de ne pas être trop assidu auprès de Bonne. « N’allez pas chasser encore cet amoureux qu’elle a aujourd’hui, lui dit-il, et qui n’est pas à mépriser ; car on ne sait pas ce qui peut arriver, et ma fille est d’âge à se marier. »

Ces choses se passaient à la ville, où la famille Parquet vivait désormais habituellement. À l’époque où le comte de Fougères dut revenir, Bonne retourna au village pour attendre son amie. Fiamma n’avait pas répondu, mais elle arriva et courut embrasser mademoiselle Parquet, qui eut, ce jour-là et les jours suivants, de longues conférences avec elle.

XV.

Cinq ans après l’époque où Simon était entré un matin dans sa chaumière en revenant d’un voyage entrepris avec l’intention d’oublier Fiamma, et où il l’avait trouvée endormie sur le sein de sa mère, il entra dans cette même maisonnette toujours pauvre, toujours fraîche et propre, toujours entourée de feuillage. Madame Féline n’avait voulu rien changer à sa manière de vivre, et c’est tout au plus si son fils avait pu lui faire accepter de légers dons. Comme alors Simon ne s’attendait point à revoir Fiamma, Bonne ne lui avait pas fait confidence de sa démarche, et la famille de Fougères était arrivée la veille seulement. Il retrouva le groupe de ces trois femmes à peu près tel qu’il l’avait vu jadis lorsqu’il s’écria O Fatum ! Seulement Jeanne tournait moins vite son fil autour de son peloton et le laissait souvent tomber, et Italia, devenu excessivement chauve et déguenillé, reposait dans une attitude mélancolique sur le seuil de la mai-