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SIMON.

céder à l’ascendant d’une irrésistible sympathie. « Dieu merci ! vous n’êtes pas blessée au visage, lui dit-il avec attendrissement ; c’est avec ses ailes ensanglantées que l’insensé vous aura fait ces taches ; mais vos mains ! laissez-les tremper dans l’eau… laissez-moi les voir… il y a vraiment beaucoup de mal !… » Et Simon, qui avait la vue courte, se baissant pour les regarder, en approcha ses lèvres avec un entraînement incroyable. Mademoiselle de Fougères retira brusquement ses mains et fixa sur lui ce regard sévère qui l’avait choqué à la première rencontre. Mais cette fois il trouva sa fierté légitime ; ses yeux lui firent une réponse si amicale, si franche et si persuasive, qu’elle s’adoucit tout à coup ; elle reprit confiance, et lui dit d’un air gai :

« Vous avez du sang sur les lèvres, et savez-vous bien quel sang ?

— C’est du sang aristocratique, répondit Simon, mais c’est le vôtre.

— C’est du sang noble, Monsieur, reprit l’Italienne avec hauteur ; c’est du pur sang républicain. Êtes-vous digne de porter un pareil cachet sur la bouche ?

— Juste ciel ! s’écria Simon en se levant, si je n’en suis pas digne encore par mes actions, je le suis par mes sentiments ; mais, ajouta-t-il en retombant à genoux près d’elle, vous vous moquez de moi, vous n’êtes pas républicaine, vous ne pouvez pas l’être.

— Apprenez, répondit-elle, que je suis d’un pays où on ne peut pas cesser de l’être à moins de se dégrader. Notre république a duré plus que celle de Rome, et ce n’est que d’hier que nous sommes esclaves ; mais sachez que nous savons haïr nos tyrans, nous autres. Un Vénitien, à moins d’avoir abjuré sa patrie, ne baiserait pas la main d’une Allemande, tandis que vous êtes à genoux près de moi, que vous croyez monarchique.

— Je sais que vous êtes belle comme un ange et brave comme un lion, et à présent que je vous sais républicaine, je baiserais vos pieds si vous me le permettiez.

— Vous êtes forts en beaux discours sur la liberté, vous autres, reprit-elle ; mais nous avons un proverbe que vous devez comprendre : Più fatti che parole. À l’heure qu’il est nous sommes sous le joug, et on nous croit écrasés parce que nous le portons en silence ; mais on ne sait pas ce que sera notre réveil quand l’heure sera venue.

— Je crains qu’elle n’arrive pas plus tôt pour vous que pour nous, répondit Simon ; si toutes les âmes italiennes étaient aussi courageuses que la vôtre, si tous les cœurs français étaient aussi convaincus que le mien, nous ne subirions pas la honte des lois étrangères.

— Espérons des jours meilleurs, dit Fiamma ; mais ce n’est pas le moment de parler politique. Pourquoi ne venez-vous pas chez mon père ?

— Mais, dit Simon un peu embarrassé je n’ai pas l’honneur de le connaitre.

— Il vous a engagé plusieurs fois, je le sais ; pourquoi avez-vous refusé ?

— Vous savez combien mes opinions diffèrent des siennes, et vous me le demandez ?

— Mon père n’a point d’opinions politiques, répondit brusquement Fiamma ; et, à cause de cela, il serait désobligeant autant qu’inutile de discuter avec lui. C’est un homme très-doux et très-poli, et si les gens de bien ne s’éloignaient pas de lui à cause de ses prétendues opinions, il ne serait pas réduit à remplir son salon de cette canaille qui s’y traîne à genoux.

— Vous parlez bien durement de vos courtisans, dit Simon ; si votre père les accueillait avec une franchise aussi rude, j’ai peine à croire qu’ils fussent aussi empressés à lui rendre hommage.

— Sans doute, si mon père avait assez de force pour comprendre ses véritables intérêts et sa véritable dignité, il aurait en France un beau rôle à jouer. Mais votre noblesse française est démoralisée ; vous l’avez si maltraitée qu’elle ne sait plus ce qu’elle fait. Ce n’est pas ainsi que nous agissons et que nous pensons chez nous. Le peuple n’a qu’un ennemi : l’étranger ; ses vieux nobles sont les capitaines qu’il choisirait si le temps était venu de marcher au combat. Nous sommes familiers avec le peuple, nous autres ; nous savons qu’il nous aime, et il sait que nous ne le craignons pas. Ce n’est pas lui qui a profité de nos dépouilles ; ce n’est pas lui qui voudrait en profiter, si on pouvait nous dépouiller encore. Mais nous sommes ruinés, et nous n’en valons que mieux ; je suis convaincue qu’il n’est pas bon de faire fortune, et j’ai vu souvent perdre en mérite ce qu’on gagnait en argent. Restez donc pauvre le plus longtemps que vous pourrez, monsieur Féline, et ne vous pressez pas de faire servir votre intelligence à votre bien-être.

— C’est ce dont on ne manquerait pas de m’accuser si je me montrais chez votre père dans la société de ceux qui y vont, répondit Simon, et je suis malheureux de vous connaître à présent ; car j’aurai souvent la tentation de m’exposer au blâme de ceux qui pensent bien.

— Si cela doit être, il faut résister à la tentation, reprit la jeune fille avec l’air grave et assuré qui lui était habituel ; mais dans peu de jours nous serons installés à Fougères, et je pense bien que vous pourrez nous voir sans vous compromettre. J’espère que mon père se réservera chaque semaine des jours de liberté, où les gens de cœur pourront l’aborder sans coudoyer les valets de l’administration. Du moins j’y travaillerai de tout mon pouvoir. Maintenant occupons-nous de ma capture ; il faut que vous lui rendiez le même service qu’à moi, et que vous examiniez ses plaies. »

Simon obéit, soigna le captif blessé, et procéda sur-le-champ à l’amputation de l’aile brisée ; après quoi il l’enveloppa d’un linge humide et se chargea de le soigner, s’engageant sur l’honneur à le porter lui-même au château dès qu’il serait guéri et apprivoisé.

« Ce n’est pas tout, lui dit-elle ; vous allez m’aider à chercher mon cheval, que j’ai abandonné dans le bois.

— Je cours le chercher, et je vous l’amènerai ici, répondit Simon.

— Non pas, dit Fiamma en souriant ; selon vos coutumes et vos idées françaises, je suis votre ennemie ; vous ne devez pas me servir.

— Selon mon cœur et selon ma raison, je suis votre ami le plus respectueux et le plus dévoué, répondit Simon. Dites-moi de quel côté vous avez laissé Sauvage.

— Vous savez son nom ? dit-elle en souriant ; allons-y ensemble. Il n’obéit qu’à ma voix ou à celle de mon serviteur ; et puisque vous êtes mon ami…

— Je suis à la fois l’un et l’autre, reprit Simon. Voulez-vous prendre mon bras ?

— Ce n’est pas la coutume de mon pays, répondit Fiamma. Chez nous, les femmes n’ont pas besoin de s’appuyer sur un défenseur. Le peuple ne les coudoie pas. Nous sortons seules et à toute heure. Personne ne nous insulte. On nous respecte parce qu’on nous aime. Ici, on ne nous distingue des hommes que pour nous opprimer ou nous railler. C’est un méchant pays que votre France. J’espère que vous valez mieux qu’elle.

— Faites une révolution en Italie, répondit Simon, et j’irai m’y faire tuer sous vos drapeaux. »

Tout en parlant ainsi ils arrivèrent à la lisière du bois. Fiamma appela son cheval à plusieurs reprises, et bientôt il fit entendre le bruit de son sabot sur les cailloux. Comme elle avait les mains empaquetées, Simon l’aida à monter et la conduisit jusqu’à l’entrée du vallon en tenant Sauvage par la bride. Chemin faisant, ils échangèrent, en peu de paroles, les confidences de toute leur vie. C’était une histoire bien courte et bien pure de part et d’autre. Ils étaient du même âge. Fiamma avait chéri sa mère comme Féline chérissait la sienne. Depuis qu’elle l’avait perdue, elle avait vécu à la campagne dans une villa que son père avait achetée entre les bords de l’Adriatique et le pied des Alpes. Là, Fiamma s’était habituée à une vie active, aventureuse et guerrière, tantôt chassant l’ours et le chamois dans les montagnes, tantôt bravant la tempête sur mer dans une barque, et toujours se nourrissant de l’idée romanesque qu’un jour peut-être elle pourrait faire la guerre de partisan dans ces contrées dont elle connaissait tous les sentiers. L’absence de M. de