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LA DERNIÈRE ALDINI.

avec effusion, elle lui demanda où j’étais. Ce fut en vain que le comte répondit que j’étais aux arrêts par son ordre dans le kiosque : elle s’obstina à croire que j’étais dangereusement blessé, et qu’on voulait le lui cacher. Elle menaçait de descendre au jardin pour s’en assurer par elle-même. Le comte tenait beaucoup à ce qu’elle ne fît pas d’imprudence devant les domestiques. Il aima mieux venir me chercher et m’amener devant elle. Alors Alezia, sans s’inquiéter de la présence de Nasi et de Checchina, me fit de grands reproches sur ce qu’elle appelait mes scrupules exagérés. « Vous ne m’aimez guère, me disait-elle, puisque, quand je veux absolument me compromettre pour vous, vous ne voulez pas m’aider. » Elle me dit les choses les plus folles et les plus tendres, sans manquer à l’instinct d’exquise pudeur que possèdent les jeunes filles quand elles ont de l’esprit. Checchina, qui écoutait ce dialogue au point de vue de l’art, était émerveillée, comme elle me dit par la suite, della parte della marchesina. Quant à Nasi, je rencontrai dix fois son regard mélancolique attaché sur Alezia et sur moi avec une émotion indicible.

Alezia devenait embarrassante par sa véhémence. Elle me trouvait froid, contraint ; elle prétendait que mon regard manquait de joie, c’est-à-dire de franchise. Elle s’alarmait de mes dispositions, elle s’indignait de mon peu de courage. Elle avait la fièvre, elle était belle comme la sibylle du Dominiquin. J’étais fort malheureux en cet instant, car mon amour se réveillait, et je sentais tout le prix du sacrifice qu’il fallait faire.

Une voiture entra dans le jardin, et nous ne l’entendîmes pas, tant l’entretien était animé. Tout à coup la porte s’ouvrit, et la princesse Grimani parut.

Alezia poussa un cri perçant et s’élança dans les bras de sa mère, qui la tint longtemps embrassée sans dire une seule parole ; puis elle tomba suffoquée sur une chaise. Sa fille et Lila, à ses pieds, la couvraient de caresses. Je ne sais ce que lui dit Nasi, je ne sais ce qu’elle lui répondit en lui serrant les mains. J’étais cloué à ma place ; je revoyais Bianca après dix ans d’absence. Combien elle était changée ! mais qu’elle me paraissait touchante, malgré la perte de sa beauté première ! Que ses grands yeux bleus, enfoncés dans leurs orbites creusées par les larmes, me parurent plus tendres encore et plus doux que je ne me les rappelais. Combien sa pâleur m’émut, et comme sa taille, amincie et un peu brisée, me parut mieux convenir à cette âme aimante et fatiguée. Elle ne me reconnaissait pas ; et, lorsque Nasi me nomma, elle parut surprise ; car ce nom de Lélio ne lui apprenait rien. Enfin je me décidai à lui parler ; mais à peine eut-elle entendu le premier mot, que, me reconnaissant au son de ma voix, elle se leva et me tendit les bras en s’écriant :

« Ô mon cher Nello !

— Nello ! s’écria Alezia en se relevant avec précipitation ; Nello le gondolier ?

— Ne le savais-tu pas, lui dit sa mère, et ne le reconnais-tu qu’en cet instant ?

— Ah ! je comprends, dit Alezia d’une voix étouffée, je comprends pourquoi il ne peut pas m’aimer ? » Et elle tomba évanouie de toute sa hauteur sur le parquet.

Je passai le reste du jour dans le salon avec Nasi et Checca. Alezia était au lit, en proie à des attaques de nerfs et à un violent délire. Sa mère était enfermée seule avec elle. Nous soupâmes fort tristement tous les trois. Enfin, vers dix heures, Bianca vint nous dire que sa fille était calmée et que bientôt elle reviendrait causer avec moi. Vers minuit elle revint, et nous passâmes deux heures ensemble, tandis que Nasi et Checchina étaient allés tenir compagnie à Alezia, qui se trouvait beaucoup mieux et avait demandé à les voir. Bianca fut bonne comme un ange avec moi. En toute autre circonstance, peut-être son titre de princesse et sa nouvelle position l’eussent gênée ; mais la tendresse maternelle étouffait en elle tout autre sentiment. Elle ne songeait qu’à me témoigner sa reconnaissance : elle l’exprima dans les termes les plus flatteurs et de la manière la plus affectueuse. Elle ne sembla pas un seul instant avoir conçu l’idée que je pusse hésiter à lui rendre sa fille et à repousser la pensée de l’épouser. Je lui en sus gré. Ce fut la seule manière dont elle m’exprima que le passé était vivant dans sa mémoire. J’eus la délicatesse de n’y faire aucune allusion ; cependant j’eusse été heureux qu’elle ne craignît pas de m’en parler avec abandon : c’eût été une marque d’estime plus grande que toutes les autres.

Sans doute Alezia lui avait tout raconté ; sans doute elle lui avait fait une confession générale de toutes les pensées de sa vie, depuis la nuit où elle avait surpris ses amours avec le gondolier jusqu’à celle où elle avait confié ce secret au comédien Lélio. Sans doute les souffrances mutuelles d’un tel épanchement avaient été purifiées par le feu de l’amour maternel et filial. Bianca me dit que sa fille était calme, résignée, qu’elle désirait me voir un jour et me témoigner son amitié inaltérable, sa haute estime, sa vive reconnaissance… En un mot, le sacrifice était consommé.

Je ne quittai pas la princesse sans lui témoigner le désir que j’avais de voir un jour Alezia agréer l’amour de Nasi, et je l’engageai à cultiver les dispositions de ce brave et excellent jeune homme.

Je retournai à mon auberge à quatre heures du matin. J’y trouvai Nasi, qui, selon mes instructions, avait tout fait préparer pour mon départ. Lorsqu’il me vit arriver avec Francesca, il crut qu’elle venait me reconduire et me dire adieu. Quelle fut sa surprise lorsqu’elle l’embrassa en lui disant d’un ton vraiment impérial :

« Nasi, soyez libre ! faites-vous aimer d’Alezia ; je vous rends vos promesses et vous conserve mon amitié.

— Lélio, s’écria-t-il, m’enlevez-vous donc aussi celle-là ?

— Croyez-vous à mon honneur ? lui dis-je. Ne vous en ai-je pas donné assez de preuves depuis hier ? Et doutez-vous de la grandeur d’âme de Francesca ? »

Il se jeta dans nos bras en pleurant. Nous montâmes en voiture au lever du soleil. Au moment où nous passâmes devant la villa Nasi, une persienne s’ouvrit avec précaution, et une femme se pencha pour nous voir. Elle avait une main sur son cœur, l’autre tendue vers moi en signe d’adieu, et elle levait les yeux au ciel en signe de remerciement : c’était Bianca.

Trois mois après, Checca et moi nous arrivâmes à Venise par une belle soirée d’automne. Nous avions un engagement à la Fenice, et nous allâmes nous loger sur le grand canal, dans le meilleur hôtel de la ville. Nous passâmes les premières heures de notre arrivée à déballer nos malles et à mettre en ordre toute notre garde-robe de théâtre. Nous ne dinâmes qu’ensuite. Il était déjà assez tard. Au dessert on m’apporta plusieurs paquets de lettres, parmi lesquels un seul fixa mon attention. Après l’avoir parcouru, j’allai ouvrir la fenêtre du balcon, j’y fis monter avec moi Checca, et lui dis de regarder vis-à-vis. Parmi les nombreux palais qui projetaient leurs ombres sur les eaux du canal, il y en avait un, placé en face même de notre appartement, qui se distinguait par sa grandeur et son antiquité. Il venait d’être magnifiquement restauré. Tout avait un air de fête. À travers les fenêtres on apercevait, à la lueur de mille bougies, de riches bouquets de fleurs et de somptueux rideaux, et l’on entendait les sons harmonieux d’un puissant orchestre. Des gondoles illuminées, glissant silencieusement sur le grand canal, venaient déposer à la porte du palais des femmes parées de fleurs ou de pierreries étincelantes avec leurs cavaliers en habit de cérémonie.

« Sais-tu, dis-je à Checca, quel est ce palais qui est devant nous et pourquoi se donne cette fête ?

— Non, et je ne m’en inquiète guère.

— C’est le palais Aldini, où l’on célèbre le mariage d’Alezia Aldini avec le comte Nasi.

— Bah ! » me dit-elle avec un air demi-étonné, demi-indifférent.

Je lui montrai le paquet que j’avais reçu. Il était de Nasi. Il contenait deux lettres de faire part, deux autres lettres autographes, l’une de Nasi pour elle, l’autre d’Alezia pour moi, charmantes toutes deux.

« Tu vois, repris-je lorsque Checca eut fini de lire, que nous n’avons pas à nous plaindre de leurs procédés. Ce