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LE PICCININO.

nent la main ! Il faudrait être fou pour se brouiller avec vous.

― Oui, oui, grommela Barbagallo, qui, contrairement à ses habitudes de réserve et de politesse, était, ce soir-là, d’une humeur massacrante : voilà comme chacun lui fait la cour, à ce vieux entêté, et il se soucie fort peu de faire damner les autres.

― Au lieu de gronder, vous devriez aider à clouer, ou à allumer les lustres, dit Pier-Angelo d’un air moqueur. Mais, bah ! vous craindriez de gâter vos culottes de satin et de déchirer vos manchettes !

― Maître Pier-Angelo, vous devenez trop familier, et je vous jure que je vous emploie aujourd’hui pour la dernière fois.

― Plût au ciel ! répliqua l’autre avec son flegme accoutumé, en s’accompagnant de vigoureux coups de marteau, frappés en cadence sur les nombreux clous qu’il plantait rapidement ; mais, à la prochaine occasion, vous viendrez encore me supplier, me dire que rien ne peut se faire sans moi ; et moi, comme à l’ordinaire, je vous pardonnerai vos impertinences.

― Allons ! dit l’intendant au jeune Michel, qui descendait lentement de son échelle, c’est donc fini ? C’est bien heureux ! Vite ! vite ! aidez aux tapissiers, ou aux fleuristes, ou aux allumeurs. Faites quelque chose pour réparer le temps perdu. »

Michel toisa le majordome d’un air hautain. Il avait si bien oublié jusqu’à la pensée de se faire ouvrier, qu’il ne concevait pas que ce subalterne lui ordonnât de prendre part à des travaux en dehors de ses attributions ; mais, au moment où il allait lui répondre avec vivacité, il entendit la voix de son père qui l’appelait.

― Allons, Michel, apporte-nous ici des clous, et viens aider à ces bons compagnons, qui n’arriveront pas à temps sans nous.

― Rien de plus juste, répondit le jeune homme. Je ne serai peut être pas très-adroit à ce travail ; mais j’ai des bras solides pour tendre. Voyons, que faut-il faire ? commandez-moi, vous autres !

― À la bonne heure ! dit Magnani, un jeune ouvrier tapissier, plein de feu et de franchise, qui demeurait dans le faubourg, porte à porte, avec la famille Lavoratori. Sois bon camarade comme ton père, que tout le monde aime, et tu seras aimé comme lui. On nous disait que, pour avoir étudié la peinture à Rome, tu faisais un peu le glorieux, et il est certain que tu vas par la ville avec un habit qui ne convient guère à un artisan. Tu as pourtant une jolie figure qui plaît, mais on te reproche d’avoir de l’ambition.

― Où serait le mal ? répondit Michel, tout en travaillant avec Magnani. À qui cela est-il défendu ?

― J’aime la bonne foi de ta réponse ; mais quiconque veut être admiré doit commencer par se faire aimer.

― Suis-je donc haï dans ce pays où j’arrive, où je ne connais encore personne ?

― Ce pays est le tien : tu y as vu le jour, ta famille y est connue, ton père estimé ; et c’est parce que tu arrives, que tout le monde a les yeux sur toi. On te trouve beau garçon, bien mis et bien tourné. Autant que je puis m’y connaître, tu as du talent, les figures que tu as dessinées et enluminées là-haut ne sont pas des barbouillages vulgaires. Ton père est fier de toi ; mais tout cela n’est pas une raison pour que tu sois déjà fier de toi-même. Tu es encore un enfant, tu es plus jeune que moi de plusieurs années ; tu n’as guère de barbe au menton, tu n’as pas pu faire encore tes preuves de courage et de vertu… Quand tu auras un peu souffert, sans te plaindre, des maux de ta condition, nous te pardonnerons de porter haut la tête et de te balancer sur tes hanches en traversant les rues, le bonnet sur l’oreille. Autrement nous te dirons que tu veux t’en faire accroire, et que si tu n’es pas un artisan, mais un artiste, il faut aller en voiture et ne pas regarder en face les jeunes gens de ta classe ; car enfin ton père est un ouvrier comme nous ; il a du talent dans sa partie, et il peut être plus difficile de peindre des fleurs, des fruits et des oiseaux sur une corniche, que de suspendre des draperies à une fenêtre et d’assortir des couleurs dans un ameublement. Mais la différence n’est pas si grande qu’on ne soit cousin-germain dans le travail. Je ne me crois pas plus que le menuisier et le maçon ; pourquoi te croirais-tu au-dessus de moi ?

― Je n’ai pas cette pensée, répondit Michel ; Dieu m’en préserve !

― Et alors, pourquoi n’es-tu pas venu à notre bal d’artisans, hier soir ? Je sais que ton cousin Vincenzo a voulu t’y mener et que tu as refusé.

― Ami, ne me juge pas mal pour cela ; peut-être suis-je d’un caractère triste et sauvage.

― Je n’en crois rien. Ta figure annonce autre chose. Pardonne-moi de te parler sans façon ; c’est parce que tu me plais, que je t’adresse ces reproches. Mais, voici notre tapis cloué par ici. Il faut aller ailleurs.

― Mettez-vous donc deux et trois à chaque lustre ! criait le maître lampiste à ses ouvriers ; vous n’en finirez jamais si vous vous divisez ainsi !

― Eh ! moi, je suis tout seul ! criait à son tour Visconti, un gros allumeur, bon vivant, qui, ayant déjà un peu de vin dans la cervelle, plaçait toujours la mèche enflammée à deux doigts de la bougie. Michel, frappé de la leçon que Magnani lui avait donnée, dressa un escabeau et se mit en devoir d’aider à Visconti.

― Ah ! c’est bien ! dit l’ouvrier ; maître Michel est un bon garçon, et il sera récompensé. La princesse paie bien, et, de plus, elle veut que tout le monde s’amuse chez elle les jours de fête. Il y aura souper pour nous, de la desserte du souper des seigneurs, et le bon vin ne sera pas épargné. J’ai déjà pris un petit à compte en passant par l’office.

― Aussi vous vous brûlez les doigts ! dit Michel en souriant.

― Vous n’aurez peut-être pas la main aussi sûre que vous l’avez maintenant, dans deux ou trois heures d’ici, reprit Visconti : car vous viendrez souper avec nous, n’est-ce pas, jeune homme ? Votre père nous chantera ses vieilles chansons, qui font toujours rire. Nous serons plus de cent à table à la fois. Oh ! va-t-on se divertir !

― Place, place ! cria un grand laquais, galonné sur toutes les coutures ; voici la princesse qui vient voir si tout est prêt. Dépêchez-vous, rangez-vous ! Ne secouez pas les tapis si fort, vous faites de la poussière. Hé ! là-haut, les allumeurs, ne répandez pas de bougie ! ôtez vos outils, ouvrez le passage !

― Bon, dit le majordome, vous allez vous taire, j’espère, messieurs les ouvriers ! Allons, hâtez-vous ; que, si vous êtes en retard, vous ayez au moins l’air de vous dépêcher. Je ne réponds pas des reproches que vous allez recevoir. J’en suis fâché pour vous. Mais c’est votre faute ; je ne saurais vous justifier. Ah ! maître Pier-Angelo, cette fois-ci, vous n’avez que faire de venir quêter des compliments.

Ces paroles arrivèrent aux oreilles du jeune Michel, et toute sa fierté lui revint au cœur. L’idée que son père pût quêter des compliments et recevoir des affronts lui était insupportable. S’il n’avait pas encore pu voir la princesse, il pouvait se rendre cette justice qu’il n’avait guère cherché à la voir. Il n’était pas de ceux qui courent avidement sur les traces d’un personnage riche et puissant, pour repaître leurs regards d’une banale et servile admiration. Mais, cette fois, il se pencha sur son escabeau, cherchant des yeux cette altière personne qui, au dire de maître Barbagallo, devait humilier d’un geste et d’un mot d’intelligents et généreux travailleurs. Il restait ainsi matériellement au-dessus du niveau de la foule, afin de mieux voir, mais tout prêt à descendre, à s’élancer auprès de son vieux père et à répondre pour lui, si, dans un accès d’humeur bienveillante, l’insouciant vieillard venait à se laisser outrager.

L’immense salle que l’on se hâtait de terminer n’était autre chose qu’une vaste terrasse de jardin recouverte extérieurement de tant de feuillages, de guirlandes et de banderoles, qu’on eût dit d’un berceau gigantesque dans le goût de Watteau. À l’intérieur on avait établi des parquets volants sur le terrain sablé. Trois grandes fontaines de marbre, ornées de personnages mythologi-