Page:Sand - Œuvres illustrées de George Sand, 1854.djvu/187

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
38
LA DERNIÈRE ALDINI.

pourrait bien m’aider dans ma résistance contre lui, il résolut de m’éloigner d’elle, pour me contraindre plus aisément à l’obéissance. Il m’envoya ici vivre en tête-à tête avec sa sœur et son neveu. Il espère que, forcée de choisir entre l’ennui et mon cousin Ettore, je finirai par me décider pour celui-ci ; mais il se trompe bien. Le comte Ettore est, en tout point, indigne de moi, et j’aimerais mieux mourir que de l’épouser. Je ne le leur avais pas encore dit, parce que je n’aimais personne, et que, fléau pour fléau, j’aimais autant celui-là qu’un autre. Mais maintenant je vous aime, Lélio ; je dirai à Ettore que je ne veux pas de lui ; nous partirons ensemble, nous irons trouver ma mère, nous lui dirons que nous nous aimons, et que nous voulons nous marier, elle nous donnera son consentement, et vous m’épouserez. Voulez-vous ? »

Dès ses premières paroles, j’avais écouté la signora avec un profond étonnement, qui ne cessa pas même lorsqu’elle eut fini. Cette noblesse de cœur, cette hardiesse de pensée, cette force d’esprit, cette audace virile, mêlée à tant de sensibilité féminine ; tout cela, réuni dans une fille si jeune, élevée au milieu de l’aristocratie la plus insolente, me causa une vive admiration, et je ne sortis de ma surprise que pour passer à l’enthousiasme. Je fus sur le point de céder à mes transports, et de me jeter à ses genoux pour lui dire que j’étais heureux et fier d’être aimé d’une femme comme elle ; que je brûlais pour elle de la plus ardente passion, que je serais joyeux de donner ma vie pour elle, et que j’étais prêt à faire tout ce qu’elle voudrait. Mais la réflexion m’arrêta à temps, et je songeai à tous les inconvénients, à tous les dangers de la démarche qu’elle voulait tenter. Il était très-probable qu’elle serait refusée et sévèrement réprimandée ; et quelle serait alors sa position, après s’être échappée de chez sa tante, pour faire publiquement avec moi un voyage de quatre-vingts lieues ? Au lieu donc de m’abandonner aux mouvements tumultueux de mon cœur, je m’efforçai de redevenir calme, et au bout de quelques secondes de silence, je dis tranquillement à la signora : « Mais votre famille ?

— Il n’y a au monde qu’une seule personne à qui je reconnaisse des droits sur moi, et dont je craigne d’encourir la colère, c’est ma mère ; et je vous l’ai dit, ma mère est bonne comme un ange et m’aime par-dessus tout. Son cœur consentira.

— Ô chère enfant ! m’écriai-je alors en lui prenant les mains, que je serrai contre ma poitrine ; Dieu sait si ce que vous voulez faire n’est pas le but de tous mes désirs ! C’est contre moi-même que je lutte quand je cherche à vous arrêter. Chaque objection que je vous fais est un espoir de bonheur que je m’enlève, et mon cœur souffre cruellement de tous les doutes de ma raison. Mais c’est de vous, mon cher ange bien-aimé, c’est de votre avenir, de votre réputation, de votre bonheur qu’il s’agit pour moi avant toute chose. J’aimerais mieux renoncer à vous que de vous voir souffrir à cause de moi. Ne vous alarmez donc pas de tous mes scrupules, n’y voyez pas l’indice du calme ou de l’indifférence, mais bien la preuve d’une tendresse sans bornes. Vous me dites que votre mère consentira, parce que vous la savez bonne. Mais vous êtes bien jeune, mon enfant ; malgré votre force d’esprit, vous ne savez pas quelles bizarres alliances se font souvent entre les sentiments les plus opposés. Je crois tout ce que vous me dites de votre mère ; mais savez-vous si son orgueil ne luttera pas contre son amour pour vous ? Elle croira peut-être, en empêchant votre union avec un comédien, remplir un devoir sacré.

— Peut-être, me répondit-elle, avez-vous raison à moitié. Ce n’est pas que je craigne l’orgueil de ma mère. Quoiqu’elle ait épousé deux princes, elle est de naissance bourgeoise, et n’a pas assez oublié son origine pour me faire un crime d’aimer un roturier. Mais l’influence du prince Grimani, une certaine faiblesse qui la fait céder presque toujours à l’opinion de ceux qui l’entourent, peut-être, en mettant les choses au pis, le besoin de se faire pardonner dans le monde où elle vit maintenant la médiocrité de sa naissance, l’empêcheraient de consentir facilement à notre mariage. Il n’y a alors qu’une chose à faire : c’est de nous marier d’abord, et de le lui déclarer ensuite. Quand notre union sera consacrée par l’Église, ma mère ne pourra pas se tourner contre moi. Elle souffrira peut-être un peu, moins de ma désobéissance, dont sa nouvelle famille la rendra pourtant responsable, que de ce qu’elle prendra pour un manque de confiance ; mais elle s’apaisera bien vite, soyez-en sûr, et, par amour pour moi, vous tendra les bras comme à son fils.

— Merci de vos offres généreuses, chère signora ; mais j’ai mon honneur à garder, aussi bien que le plus fier patricien. Si je vous épousais sans le consentement de vos parents, après vous avoir enlevée, on ne manquerait pas de m’accuser des projets les plus bas et les plus lâches. Et votre mère ! si, après notre mariage, elle vous refusait son pardon, ce serait sur moi qu’elle ferait tomber toute son indignation.

— Ainsi, pour m’épouser, reprit la signora, vous voudriez avoir au moins le consentement de ma mère ?

— Oui, signora.

— Et si vous étiez sûr de l’obtenir, vous n’hésiteriez plus ?

— Hélas ! pourquoi me tenter ? Que puis-je vous répondre, étant certain du contraire ?

— Alors… »

Elle s’arrêta tout d’un coup incertaine, et pencha sa tête sur son sein. Quand elle la releva, elle était un peu pâle, et deux larmes brillaient dans ses yeux. J’allais lui en demander la cause ; mais elle ne m’en laissa pas le temps.

« Lila, dit-elle d’un ton impérieux, éloigne-toi. »

La suivante obéit à regret, et alla se placer assez loin de nous pour ne pas nous entendre, mais encore assez près pour nous voir. Sa maîtresse attendit qu’elle se fût éloignée pour rompre le silence. Alors elle me prit gravement la main, et commença :

« Je vais vous dire une chose que je n’ai jamais dite à personne, et que je m’étais bien promis de ne jamais dire. Il s’agit de ma mère, objet de toute ma vénération et de tout mon amour. Jugez de ce qu’il m’en coûte pour réveiller un souvenir qui pourrait, devant d’autres yeux que les miens, ternir sa pureté et sa bonne renommée ! Mais je sais que vous êtes bon, et que je puis vous parler comme je parlerais à Dieu, sans craindre de vous voir supposer le mal. »

Elle se tut un instant pour rassembler ses souvenirs, et reprit :

« Je me rappelle que dans mon enfance j’étais très-fière de ma noblesse. C’étaient, je crois, les flatteries obséquieuses des gens de notre maison qui m’avaient inspiré de si bonne heure ce sentiment, et m’avaient portée à mépriser tout ce qui n’était pas noble comme moi. Parmi tous les serviteurs de ma mère, un seul ne ressemblait point aux autres, et avait su garder dans son humble position toute la dignité qui sied à un homme. Aussi me paraissait-il insolent, et peu s’en fallait que je ne le haïsse. Toujours est-il que je le craignais, surtout depuis un jour que je l’avais vu me regarder d’un air très-sérieux pendant que je piquais au cœur avec une grande épingle noire mes plus belles poupées.

« Une nuit je fus réveillée dans la chambre de ma mère, où mon petit lit se trouvait placé, par la voix d’un homme. Cette voix parlait à ma mère avec une gravité presque sévère, et celle-ci lui répondait d’un ton douloureusement timide et comme suppliant. Etonnée, je crus d’abord que c’était le confesseur de maman ; et comme il semblait la gronder, selon sa coutume, je me mis à écouter de toutes mes oreilles, sans faire aucun bruit ni laisser soupçonner que je ne dormisse plus. On ne se méfiait pas de moi. On parlait librement. Mais quel entretien inouï ! Ma mère disait : Si tu m’aimais, tu m’épouserais, et l’homme refusait de l’épouser ! Puis ma mère pleurait, et l’homme aussi ; et j’entendais… ah ! Lélio ! il faut que j’aie bien de l’estime pour vous, puisque je vous raconte cela, j’entendais le bruit de leurs baisers. Il me semblait connaître cette voix d’homme ; mais je ne pouvais en croire le témoignage de mes oreilles. J’avais bien envie de regarder ; mais je n’osais pas faire un mouvement, parce que je sentais que je faisais une