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LA DERNIÈRE ALDINI.

— Si j’ai besoin de toi, je te le dirai répondis-je ; et, quant à te faire savoir si je suis enchanté ou désespéré, je puis t’assurer que je ne suis encore ni l’un ni l’autre.

— Eh bien ! eh bien ! prends garde à l’un comme à l’autre ; car, dans les deux cas, il n’y aurait pas lieu à de si grandes émotions.

— Et qu’en sais-tu ?

— Mon cher Lélio, reprit-elle d’un ton sentencieux, supposons que tu sois enchanté. Qu’est-ce qu’une femme facile de plus ou de moins dans la vie d’un homme de théâtre : le théâtre, où les femmes sont si belles, si étincelantes d’esprit ? Vas-tu donc t’enivrer d’une bonne fortune du grand monde ? Vanité ! vanité ! Les femmes du monde sont aussi inférieures à nous sous tous les rapports que la vanité est inférieure à la gloire.

— Voilà qui est modeste, je t’en félicite, répondis-je ; mais ne pourrait-on pas retourner l’aphorisme, et dire que c’est la vanité, et non l’amour, qui attire les hommes du monde aux pieds des femmes de théâtre ?

— Oh ! quelle différence ! s’écria la Checchina. Une belle et grande actrice est un être privilégié de la nature et relevé par le prestige de l’art ; livrée aux regards des hommes dans tout l’éclat de sa beauté, de son talent et de sa célébrité, n’est-il pas naturel qu’elle excite l’admiration et qu’elle allume les désirs ? Pourquoi donc, vous autres, qui subjuguez la plupart d’entre nous avant les grands seigneurs ; vous, qui nous épousez quand nous avons l’humeur sédentaire, et qui prélevez vos droits sur nous quand nous avons l’âme ardente ; vous qui laissez jouer à d’autres le rôle d’amants magnifiques, et qui toujours êtes l’amant préféré, ou tout au moins l’ami du cœur ; pourquoi tourneriez-vous vos pensées vers ces patriciennes qui vous sourient du bout des lèvres, et vous applaudissent du bout des doigts ? Ah ! Lélio ! Lélio ! je crains qu’ici ton bon sens ne soit fourvoyé dans quelque sotte aventure. À ta place, plutôt que d’être flatté des œillades de quelque marquise sur le retour, je ferais attention à une belle choriste, à la Torquata ou à la Gargain, par exemple… Eh oui ! eh oui ! s’écria-t-elle en s’animant à mesure que je souriais ; ces filles-là sont plus hardies en apparence, et je soutiens qu’elles sont moins corrompues en réalité que tes Cidalises de salon. Tu ne serais pas forcé de jouer auprès d’elles une longue comédie de sentiment, ou de livrer une misérable guerre de bel esprit… Mais voilà comme vous êtes ! L’écusson d’un carrosse, la livrée d’un laquais, c’en est assez pour embellir à vos yeux le premier laideron titré qui laisse tomber sur vous un regard de protection…

— Ma chère amie, repris-je, tout cela est fort sensé ; mais il ne manque à ton raisonnement que d’être appuyé sur un fait vrai. Pour mon honneur, tu aurais bien pu, je pense, supposer que la laideur et la vieillesse ne sont pas de rigueur chez une patricienne éprise d’un artiste. Il s’en est trouvé de jeunes et belles qui ont eu des yeux, et puisque tu me forces à te dire des choses ridicules dans un langage ridicule, pour te fermer la bouche, apprends que l’objet de ma flamme a quinze ans, et qu’elle est belle comme la déesse Cypris, dont tu apprends par cœur les prouesses en bouts rimés.

— Lélio ! s’écria la Checchina en éclatant de rire, tu es le fat le plus insupportable que j’aie jamais rencontré.

— Si je suis fat, belle princesse, m’écriai-je, il y a un peu de votre faute, à ce qu’on prétend.

— Eh bien ! dit-elle, si tu ne mens pas, si ta maîtresse est digne par sa beauté des folies que tu vas faire pour elle, prends bien garde à une chose, c’est qu’avant huit jours tu seras désespéré.

— Mais qu’avez-vous donc aujourd’hui, signora Checchina, pour me dire des choses si désobligeantes ?

— Lélio, ne rions plus, dit-elle en posant sa main sur la mienne avec amitié. Je te connais mieux que tu ne te connais toi-même. Tu es sérieusement amoureux, et tu vas souffrir…

— Allons ! allons, Checca, sur tes vieux jours tu te retireras à Malamocco et tu y diras la bonne ou la mauvaise aventure aux bateliers des lagunes ; en attendant laisse-moi, belle sorcière, affronter la mienne sans lâches pressentiments.

— Non ! non ! Je ne me tairai pas que je n’aie tiré ton horoscope. S’il s’agissait d’une femme faite pour toi, je ne voudrais pas t’inquiéter ; mais une noble, une femme du monde, marquise ou bourgeoise, il m’importe, je leur en veux ! Quand je vois cet imbécile de Nasi me négliger pour une créature qui ne me va pas, je parie, au genou, je me dis que tous les hommes sont vains et sots. Ainsi, je te prédis que tu ne seras point aimé, parce qu’une femme du monde ne peut pas aimer un comédien ; et, si par hasard tu es aimé, tu n’en seras que plus misérable ; car tu seras humilié.

— Humilié ! Checchina, qu’est-ce que vous dites donc là ?

— À quoi connaît-on l’amour, Lélio ? au plaisir qu’on donne ou à celui qu’on éprouve ?…

— Pardieu ! à l’un et à l’autre ! Où veux-tu en venir ?

— N’en est-il pas du dévouement comme du plaisir ? Ne faut-il pas qu’il soit réciproque ?

— Sans doute ; après ?

— Quel dévouement espères-tu rencontrer chez ta maîtresse ? quelques nuits de plaisir ? Tu sembles embarrassé de répondre.

— Je le suis, en effet ; je t’ai dit qu’elle avait quinze ans, et je suis un honnête homme.

— Espères-tu l’épouser ?

— Épouser, moi ! une fille riche et de grande maison ! Dieu m’en préserve ! Ah çà ! tu crois donc que je suis dévoré comme toi de la matrimoniomanie ?

— Mais je suppose, moi, que tu aies envie de l’épouser ; tu crois qu’elle y consentira ? tu en es sûr ?

— Mais je te répète que pour rien au monde je ne veux épouser personne.

— Si c’est parce que tu serais mal venu à en avoir la prétention, ton rôle est triste, mon bon Lélio !

Corpo di Bacco ! tu m’ennuies, Checchina !

— C’est bien mon intention, cher ami de mon âme. Or donc, tu ne songes point à épouser, parce que ce serait une impertinente fantaisie de ta part, et que tu es un homme d’esprit. Tu ne songes point à séduire, parce que ce serait un crime, et que tu es un homme de cœur. Dis-moi, est-ce que ce sera bien amusant, ton roman ?

— Mais, créature épaisse et positive que tu es, tu n’entends rien au sentiment. Si je veux faire une pastorale, qui m’en empêchera ?

— Une pastorale, c’est joli en musique. En amour, ce doit être bien fade.

— Mais ce n’est ni criminel ni humiliant.

— Et pourquoi es-tu si agité ? Pourquoi es-tu triste, Lélio ?

— Tu rêves, Checchina ; je suis tranquille et joyeux comme de coutume. Laissons toutes ces paroles ; je ne te recommande pas le silence sur le peu que je t’ai dit, j’ai confiance en toi. Pour te rassurer sur ma situation d’esprit, sache seulement une chose : je suis plus fier de ma profession de comédien que jamais gentilhomme ne le fut de son marquisat. Il n’est au pouvoir de personne de m’en faire rougir. Je ne serai jamais assez fat, quoi que tu en dises, pour désirer des dévouements extraordinaires, et si un peu d’amour réchauffe mon cœur en cet instant, la joie modeste d’en inspirer un peu me suffit. Je ne nie pas les nombreuses supériorités des femmes de théâtre sur les femmes du monde. Il y a plus de beauté, de grâce, d’esprit et de feu dans les coulisses que partout ailleurs, je le sais. Il n’y a pas plus de pudeur, de désintéressement, de chasteté et de fidélité chez les grandes dames que partout ailleurs, je le sais encore. Mais la jeunesse et la beauté sont partout des idoles qui nous font plier le genou ; et quant au préjugé, c’est déjà beaucoup pour une femme élevée sous des lois tyranniques d’avoir en secret un pauvre regard et un pauvre battement de cœur pour un homme que ses préjugés même lui défendent de considérer comme un être de son espèce. Ce pauvre regard, ce pauvre palpito, ce serait bien peu pour le vaste désir d’une grande passion ; mais je te l’ai dit, cousine, je n’en suis pas là.