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LA DERNIÈRE ALDINI.

« Tu as l’âme plus chevaleresque, me dit-elle, qu’aucun de ceux qui portent le titre de chevalier. »

Puis elle fut prise d’un accès d’enthousiasme : l’indépendance de mon caractère, l’insouciance avec laquelle j’allais braver la vie la plus dure au sortir du luxe et de la mollesse, le respect que j’avais conservé pour elle lorsqu’il m’était si facile d’abuser de sa faiblesse pour moi ; tout, disait-elle, m’élevait au-dessus des autres hommes. Elle se jeta dans mes bras, presque à mes pieds, et me supplia encore de ne point partir et de l’épouser.

Cet élan était sincère, et, s’il ne fit point varier ma résolution, il rendit du moins la signora si belle et si attrayante pendant quelques instants, que je faillis manquer à mon héroïsme et me dédommager, dans cette dernière nuit, de tous les sacrifices faits à mon repos. Mais j’eus la force de résister et de sortir chaste d’un amour qui s’était cependant allumé par le désir des sens. Je partis baigné de ses pleurs et n’emportant, pour tout trésor et pour tout trophée, qu’une boucle de ses beaux cheveux blonds. En me retirant, je m’approchai du lit de la petite Alezia, et j’entr’ouvris doucement les rideaux pour la regarder une dernière fois. Elle s’éveilla aussitôt et ne me reconnut pas d’abord ; car elle eut peur, mais à sa manière, sans crier, et en appelant sa mère d’une voix qu’elle s’efforçait de rendre ferme. « Signorina, lui dis-je, je suis l’Orco[1], et je viens vous demander pourquoi vous percez le cœur de vos poupées avec des épingles. »

Elle se leva sur son séant, et, me regardant d’un air malicieux, elle me répondit : « C’est pour voir si elles ont le sang bleu. »

Vous savez que sangue blu, dans le langage populaire de Venise, est le synonyme de noble.

« Mais elles n’ont pas de sang repris-je, elles ne sont pas nobles !

— Elles sont plus nobles que toi répondit-elle, elles n’ont pas de sang noir. »

Vous savez encore que le noir est la couleur des nicoloti, c’est-à-dire de la confrérie des bateliers.

« Ma signora, dis-je tout bas à madame Aldini en refermant le rideau de l’enfant, vous avez bien fait de ne pas répandre de l’encre sur votre écusson d’azur. Voilà une petite patricienne qui ne vous l’eût jamais pardonné.

— Et c’est moi, répondit-elle tristement, dont le cœur est percé, non pas d’une épingle, mais de mille épées »

Quand je fus dans la rue, je m’arrêtai pour regarder l’angle du palais que la lune découpait depuis le comble jusque dans les profondeurs fantastiques du grand canal. Une barque vint à passer, et, en agitant l’eau, coupa et brisa le reflet de cette grande ligne pure. Il me sembla que je venais de faire un beau rêve et que je m’éveillais dans les ténèbres. Je me mis à courir de toutes mes forces sans regarder derrière moi, et ne m’arrêtai qu’au pont della Paglia, là où les barques chioggiotes attendent les passagers, tandis que les mariniers, enveloppés hiver comme été dans leurs capes, dorment étendus sur les parapets et même en travers des degrés sous les pieds des passants. Je demandai si quelqu’un de mes compatriotes voulait me conduire chez mon père. «C’est toi, parent ? » s’écrièrent-ils avec surprise. Ce mot de parent, que les Vénitiens ont donné ironiquement aux Chioggiotes, et que ceux-ci ont eu le bon sens d’accepter[2], fut si doux à mon oreille que j’embrassai le premier qui me l’adressa. On me promit un départ dans une heure, et on m’adressa quelques questions dont on n’écouta pas la réponse. Le Chioggiote ne connaît guère l’usage des lits ; mais en revanche il dort la nuit en marchant, en parlant, en ramant même. On m’offrit de faire un somme sur le lit commun, c’est-à-dire sur les dalles du quai. Je m’étendis par terre, la tête appuyée sur un de ces bons compagnons, tandis qu’un autre se servait de moi pour oreiller, et ainsi à la ronde. Je dormis comme aux meilleurs jours de mon enfance, et je rêvai que ma pauvre mère (qui était morte depuis un an) m’apparaissait au seuil de ma chaumière et me félicitait de mon retour. Je m’éveillai aux cris de Chiosa ! Chiosa[3] ! mille fois répétés, dont nos mariniers font retentir les voûtes du palais ducal et des prisons pour appeler les passagers. Il me semblait que c’était un cri de triomphe comme l’Italiam ! Italiam ! des Troyens dans l’Énéide. Je me jetai gaiement dans une barque, et, pensant à la nuit qu’avait dû passer Bianca, je me reprochai un peu mon bon sommeil. Mais je me réconciliai avec moi-même par la pensée de n’avoir pas empoisonné le repos de son lendemain.

On était en plein hiver, les nuits étaient longues ; nous arrivâmes à Chioggia une heure avant le jour. Je courus à ma cabane. Mon père était déjà en mer : le plus jeune de mes frères gardait seul la maison. Il lui fallut bien du temps pour s’éveiller et me reconnaître. On voyait qu’il était habitué à dormir au bruit de la mer et des orages ; car je faillis briser la porte pour me faire entendre. Enfin, il me sauta au cou, passa sa cape, et me conduisit dans une barque à une demi-lieue en mer, à l’endroit où était ancrée celle de mon père. Le brave homme, en attendant l’heure favorable pour tendre ses filets, dormait là, suivant la coutume des vieux pêcheurs, étendu sur le dos, le corps et le visage abrités d’une couverture de crin, au claquement d’une bise aiguë. Les flots moutonnaient autour de lui et le couvraient d’écume ; aucun bruit humain ne se faisait entendre dans les vastes solitudes de l’Adriatique. J’écartai doucement la couverture pour le regarder. Il était l’image de la force dans son repos. Sa barbe grise aussi mêlée que les algues à la montée des flots, son sayon couleur de vase et son bonnet de laine d’un vert limoneux lui donnaient l’aspect d’un vieux Triton endormi dans sa conque. Il ne montra pas plus de surprise en s’éveillant que s’il m’eût attendu. « Oh ! oh ! dit-il, je rêvais de cette pauvre femme, et elle me disait : Lève-toi, vieux, voilà notre fils Daniel qui revient. »


DEUXIÈME PARTIE.

« Il ne s’agit pas, mes amis, continua le bon Lélio, de vous raconter toutes les vicissitudes par lesquelles je passai des grèves de Chioggia aux planches des premiers théâtres de l’Italie, et du métier de pêcheur à l’emploi de primo tenore ; ce fut l’ouvrage de quelques années, et ma réputation grandit rapidement dès que le premier pas fut fait dans la carrière. Si jusque-là les circonstances furent souvent rebelles, mon facile caractère sut en tirer le meilleur parti possible, et je puis dire que mes grands succès et mes beaux jours ne furent pas payés trop cher.

Dix ans après mon départ de Venise, j’étais à Naples, et je jouais Roméo sur le théâtre de Saint-Charles. Le roi Murat et son brillant état-major, et toutes les beautés vaniteuses ou vénales de l’Italie, étaient là. Je ne me piquais pas d’être un patriote bien éclairé ; mais je ne partageais pas l’engouement de cette époque pour la domination étrangère. Je ne me retournais pas vers un passé plus avilissant encore ; je me nourrissais de ces premiers éléments du carbonarisme, qui fermentaient dès lors, sans forme et sans nom, de la Prusse à la Sicile.

Mon héroïsme était naïf et brûlant, comme le sont les religions à leur aurore. Je portais dans tout ce que je faisais, et principalement dans l’exercice de mon art, le sentiment de fierté railleuse et d’indépendance démocratique dont je m’inspirais chaque jour dans les clubs et dans les pamphlets clandestins. Les Amis de la vérité, les Amis de la lumière, les Amis de la liberté, telles étaient les dénominations sous lesquelles se groupaient les sympathies libérales ; et jusque dans les rangs de l’armée française, aux côtés mêmes des chefs conquérants, nous avions des affiliés, enfants de votre grande

  1. Le diable rouge ou le follet des lagunes.
  2. La presqu’île de Chioggia fut originairement peuplée de cinq ou six familles qui ne se sont jamais alliées qu’entre elles.
  3. Chioggia ! Chioggia !