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LA DERNIÈRE ALDINI.

l’hygiène conservatrice de l’harmonieux instrument, son corps, qu’il appelait joyeusement l’étui de sa voix, avait acquis un assez raisonnable degré d’embonpoint. Cependant sa jambe avait conservé toute son élégance, et l’habitude gracieuse de tous ses gestes en faisait encore ce que sous l’Empire les femmes appelaient un beau cavalier.

Mais si Lélio pouvait encore remplir, sur les planches de la Fenice et de la Scala, l’emploi de primo uomo sans choquer ni le goût ni la vraisemblance ; si sa voix toujours admirable et son grand talent le maintenaient au premier rang des artistes italiens ; si ses abondants cheveux d’un beau gris de perle, et son grand œil noir plein de feu, attiraient encore le regard des femmes, aussi bien dans les salons que sur la scène, Lélio n’en était pas moins un homme sage, plein de réserve et de gravité dans l’occasion. Ce qui nous semblait étrange, c’est qu’avec les agréments que le ciel lui avait départis, avec les succès brillants de son honorable carrière, il n’était point et n’avait jamais été un homme à bonnes fortunes. Il avait, disait-on, inspiré de grandes passions ; mais, soit qu’il ne les eût point partagées, soit qu’il en eût enseveli le roman dans l’oubli d’une conscience généreuse, personne ne pouvait raconter l’issue délicate de ces épisodes mystérieux. De fait, il n’avait compromis aucune femme. Les plus opulentes et les plus illustres maisons de l’Italie et de l’Allemagne l’accueillaient avec empressement ; nulle part il n’avait porté le trouble et le scandale. Partout il jouissait d’une réputation de bonté, de loyauté, de sagesse irréprochable.

Pour nous artistes, ses amis et ses compagnons, il était bien aussi le meilleur et le plus estimable des hommes. Mais cette gaieté sereine, cette grâce bienveillante qu’il portait dans le commerce du monde, ne nous cachaient pas absolument un fond de mélancolie et l’habitude d’un chagrin secret. Un soir, après souper, comme nous fumions le serraglio sous nos treilles embaumées de Sainte-Marguerite, l’abbé Panorio nous parlait de lui-même, et nous disait les poétiques élans et les combats héroïques de son propre cœur avec une candeur respectable et touchante. Lélio, gagné par cet exemple et partageant notre effusion, pressé aussi un peu par les questions de l’abbé et les regards de Beppa, nous confessa enfin que l’art n’était pas la seule noble passion qu’il eût connue.

« Ed io anchè ! s’écria-t-il avec un soupir ; et moi aussi j’ai aimé, j’ai combattu, j’ai triomphé !

— Avais-tu donc fait voeu de chasteté comme lui ? dit Beppa en souriant et en touchant le bras de l’abbé du bout de son éventail noir.

— Je n’ai jamais fait aucun vœu, répondit Lélio ; mais j’ai toujours été impérieusement commandé par le sentiment naturel de la justice et de la vérité. Je n’ai jamais compris qu’on pût être vraiment heureux un seul jour en risquant toute la destinée d’autrui. Je vous raconterai, si vous le voulez, deux époques de ma vie où l’amour a joué le principal rôle, et vous comprendrez qu’il a pu m’en coûter un peu d’être, je ne dis pas un héros, mais un homme.

— Voilà un début bien grave, dit Beppa, et je crains que ton récit ne ressemble à une sonate française. Il te faut une introduction musicale, attends ! Est-ce là le ton qui te convient ? » En même temps, elle tira de son luth quelques accords solennels, et joua les premières mesures d’un andante maestoso de Dusseck.

« Ce n’est pas cela, reprit Lélio en étouffant le son des cordes avec le manche de l’éventail de Beppa. Joue-moi plutôt une de ces valses allemandes, où la Joie et la Douleur, voluptueusement embrassées, semblent tourner doucement et montrer tour à tour une face pâle baignée de larmes et un front rayonnant couronné de fleurs.

— Fort bien ! dit Beppa. Pendant ce temps Cupidon joue de la pochette, et marque la mesure à faux, ni plus ni moins qu’un maître de ballet ; la Joie, impatientée, frappe du pied pour exciter le fade musicien qui gêne son élan impétueux. La Douleur, exténuée de fatigue, tourne ses yeux humides vers l’impitoyable racleur pour l’engager à ralentir cette rotation obstinée, et l’auditoire, ne sachant s’il doit rire ou pleurer, prend le parti de s’endormir. »

Et Beppa se mit à jouer la ritournelle d’une valse sentimentale, ralentissant et pressant chaque mesure alternativement, conformant avec rapidité l’expression de sa charmante figure, tantôt sémillante de joie, tantôt lugubre de tristesse, à ce mode ironique, et portant dans cette raillerie musicale toute l’énergie de son patriotisme artistique.

« Vous êtes une femme bornée ! lui dit Lélio en passant ses ongles sur les cordes dont la vibration expira en un cri aigre et déchirant.

— Point-d’orgue germanique ! s’écria la belle Vénitienne en éclatant de rire et en lui abandonnant la guitare.

— L’artiste, reprit Lélio, a pour patrie le monde entier, la grande Bohême, comme nous disons. Per Dio ! faisons la guerre au despotisme autrichien, mais respectons la valse allemande ! la valse de Weber, ô mes amis ! la valse de Beethoven et de Schubert ! Oh ! écoutez, écoutez ce poëme, ce drame, cette scène de désespoir, de passion et de joie délirante ! »

En parlant ainsi, l’artiste fit résonner les cordes de l’instrument, et se mit à vocaliser, de toute la puissance de sa voix et de son âme, le chant sublime du Désir de Beethoven ; puis, s’interrompant tout à coup et jetant sur l’herbe l’instrument encore plein de vibration pathétique :

« Jamais aucun chant, dit-il, n’a remué mon âme comme celui-là. Il faut bien l’avouer, notre musique italienne ne parle qu’aux sens ou à l’imagination exaltée ; celle-ci parle au cœur et aux sentiments les plus profonds et les plus exquis. J’ai été comme vous, Beppa. J’ai résisté à la puissance du génie germanique ; j’ai longtemps bouché les oreilles de mon corps et celles de mon intelligence à ces mélodies du Nord, que je ne pouvais ni ne voulais comprendre. Mais les temps sont venus où l’inspiration divine n’est plus arrêtée aux frontières des États par la couleur des uniformes et la bigarrure des bannières. Il y a dans l’air je ne sais quels anges ou quels sylphes, messagers invisibles du progrès, qui nous apportent l’harmonie et la poésie de tous les points de l’horizon. Ne nous enterrons pas sous nos ruines ; mais que notre génie étende ses ailes et ouvre ses bras pour épouser tous les génies contemporains par-dessus les cimes des Alpes.

— Écoutez, comme il extravague ! s’écria Beppa en essuyant son luth déjà couvert de rosée ; moi qui le prenais pour un homme raisonnable !

— Pour un homme froid et peut-être égoïste, n’est-ce pas, Beppa ? reprit l’artiste en se rasseyant d’un air mélancolique. Eh bien ! j’ai cru moi-même être cet homme-là ; car j’ai fait des actes de raison, et j’ai sacrifié aux exigences de la société. Mais quand la musique des régiments autrichiens fait retentir, le soir, les échos de nos grandes places et nos tranquilles eaux des airs de Freyschütz et des fragments de symphonie de Beethoven, je m’aperçois que j’ai des larmes en abondance, et que mes sacrifices n’ont pas été de peu de valeur. Un sens nouveau semble se révéler à moi : la mélancolie des regrets, l’habitude de la tristesse et le besoin de la rêverie, ces éléments qui n’entrent guère dans notre organisation méridionale, pénètrent désormais en moi par tous les pores, et je vois bien clairement que notre musique est incomplète, et l’art que je sers insuffisant à l’expression de mon âme ; voila pourquoi vous me voyez dégoûté du théâtre, blasé sur les émotions du triomphe, et peu désireux de conquérir de nouveaux applaudissements à l’aide des vieux moyens ; c’est que je voudrais m’élancer dans une vie d’émotions nouvelles, et trouver dans le drame lyrique l’expression du drame de ma propre vie ; mais alors je deviendrais peut-être triste et vaporeux comme un Hambourgeois, et tu me raillerais cruellement, Beppa ! C’est ce qu’il ne faut pas. Ô mes bons amis, buvons ! et vive la joyeuse Italie et Venise la belle !

Il porta son verre à ses lèvres ; mais il le remit sur la table avec préoccupation, sans avoir avalé une seule