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LE PICCININO.

toute rouge et tout affligée : Michel n’était plus son frère. Elle ne devait plus l’embrasser.

Agathe, qui s’était levée avant elle, se retourna pour lui faire signe, et, la prenant par la main, elle marcha vers son fils avec la résolution et l’orgueil d’une mère et d’une reine. Elle le présenta d’abord à la bénédiction publique de son père et de son oncle adoptifs, puis aux poignées de main de ses amis et aux salutations de ses connaissances. Michel eut du plaisir à se montrer fier et froid avec ceux qui lui parurent tels ; et quand il fut au milieu de la partie populaire de la réunion, il se montra tel qu’il se sentait, plein d’effusion et de franchise. Il n’eut pas de peine à se gagner ces cœurs-là, et il y fut accueilli comme si ces braves gens l’eussent vu naître et grandir sous leurs yeux.

Après la production des actes de mariage et de naissance, qui, ayant été contractés et enregistrés sous l’ancienne administration ecclésiastique, étaient parfaitement légitimes et authentiques, Agathe prit congé de l’assemblée de famille et se retira dans son appartement avec Michel, la famille Lavoratori et le marquis de la Serra. Là, on goûta encore sans trouble le bonheur d’être ensemble, et on se reposa un peu de la contrainte qu’on avait subie, en riant de l’incident de l’habit de gala du grand-père, heureuse imagination de Barbagallo ! On s’amusa d’avance de tout ce qui allait être enfanté de monstrueux et de ridicule dans les premiers temps, par les imaginations catanaises, messinoises et palermitaines, sur la situation de la famille.

La journée ne s’écoula point sans qu’ils sentissent tous qu’ils auraient besoin d’un courage plus sérieux. La nouvelle de l’assassinat de l’abbé Ninfo, et surtout la copie de l’inscription audacieuse, arrivèrent dans la soirée et circulèrent rapidement par toute la ville. Des promeneurs avaient apporté l’écrit, des campieri apportèrent le cadavre. Comme cela avait une couleur politique, on en parla tout bas ; mais comme cela était lié aux événements de la journée, à la mort du cardinal et à la déclaration d’Agathe, on en parla toute la nuit, jusqu’à en perdre l’envie de dormir. La plus belle et la plus grande ville possible, lorsqu’elle n’est point une des métropoles de la civilisation, est toujours, par l’esprit et les idées, une petite ville de province, surtout dans le midi de l’Europe.

La police s’émut d’ailleurs de la vengeance exercée sur l’un de ses employés. Les gens en faveur prirent, dans les salons, une attitude de menace contre la noblesse patriotique. Le parti napolitain fit entendre que le prince de Castro-Reale n’avait qu’à bien se tenir s’il voulait qu’on oubliât les forfaits de monsieur son père, et on fit bientôt pénétrer, jusque dans le boudoir de la princesse, de salutaires avertissements qu’on voulait bien lui donner. Un ami sincère, mais pusillanime, vint lui apprendre que son innocence proclamée par la main fantastique du Piccinino, et l’appel fait à son fils dans le même écrit pour qu’il eût à venger Castro-Reale, la compromettraient gravement, si elle ne se hâtait de faire quelques démarches prudentes, comme de présenter son fils aux puissances du moment, et de témoigner, d’une manière indirecte, mais claire, qu’elle abandonnait l’âme de son défunt brigand au diable et le corps de son beau-fils le bâtard au bourreau ; qu’elle avait l’intention d’être une bonne, une vraie Palmarosa, comme l’avaient été son père et son oncle ; enfin qu’elle se portait garant de la bonne éducation politique qu’elle saurait donner à l’héritier d’un nom aussi difficile à porter désormais que celui de Castro-Reale.

À ces avertissements, Agathe répondit avec calme et prudence qu’elle n’allait jamais dans le monde ; qu’elle vivait, depuis vingt ans, dans une retraite tranquille, où aucun complot ne s’était jamais formé ; que faire en ce moment des démarches pour se rapprocher du pouvoir, ce serait, en apparence, accepter des méfiances qu’elle ne méritait point ; que son fils était encore un enfant, élevé dans une condition obscure et dans l’ignorance de tout ce qui n’était pas la poésie des arts ; qu’enfin elle porterait hardiment, ainsi que lui, le nom de Castro-Reale, parce que c’était une lâcheté de renier ses engagements et son origine, et que tous deux sauraient le faire respecter, même sous l’œil de la police. Quant au Piccinino, elle feignit fort habilement de ne pas savoir ce qu’on voulait lui dire, et de ne pas croire à l’existence de ce fantôme insaisissable, espèce de Croquemitaine dont on faisait peur aux petits enfants et aux vieilles femmes du faubourg. Elle fut surprise et troublée de l’assassinat de l’abbé Ninfo ; mais, comme le testament s’était retrouvé à propos dans les mains du docteur Recuperati, nul ne put soupçonner qu’une accointance secrète avec les bandits de la montagne l’eût remise en possession de son titre. Le docteur ne sut pas même qu’il lui avait été soustrait ; car, au moment où il allait faire publiquement la déclaration que l’abbé Ninfo le lui avait volé, Agathe l’avait interrompu en lui disant : « Prenez garde, docteur, vous êtes fort distrait ; n’accusez légèrement personne. Vous m’avez montré ce testament, il y a deux jours ; ne l’auriez-vous pas laissé dans mon cabinet, sous un bloc de mosaïque ? »

On avait été officiellement à l’endroit indiqué, et on avait trouvé le testament intact. Le docteur, émerveillé de son étourderie, y avait cru comme les autres.

Agathe avait trop souffert, elle avait eu de trop rudes secrets à garder pour ne pas être habile quand il fallait s’en donner la peine. Michel et le marquis admirèrent la présence d’esprit qu’elle déploya dans toute cette affaire, pour sortir d’une situation assez alarmante. Mais Fra-Angelo devint fort triste, et Michel se coucha, bien moins insouciant dans son palais qu’il n’avait fait dans sa mansarde. Les précautions indispensables, la dissimulation assidue dont il fallait s’armer, lui révélèrent les soucis et les dangers de la grandeur. Le capucin craignait qu’il ne se corrompît malgré lui. Michel ne craignait pas de se corrompre ; mais il sentait qu’il lui faudrait s’observer et s’amoindrir pour garder son repos et son bonheur domestique, ou s’engager dans un combat qui ne finirait plus qu’avec sa fortune et sa vie.

Il s’y résigna. Il se dit qu’il serait prudent pour sa mère jusqu’au moment où il serait téméraire pour sa patrie. Mais déjà le temps de l’ivresse et du bonheur était passé ; déjà commençait le devoir : les romans qu’on ne coupe pas au beau milieu du dénouement se rembrunissent à la dernière page, pour peu qu’ils aient le moindre fonds de vraisemblance.

Certaines personnes de goût et d’imagination veulent qu’un roman ne finisse point, et que l’esprit du lecteur fasse le reste. Certaines personnes judicieuses et méthodiques veulent voir tous les fils de l’intrigue se délier patiemment et tous les personnages s’établir pour le reste de leurs jours, ou mourir, afin qu’on n’ait plus à s’occuper d’eux. Je suis de l’avis des premiers, et je crois que j’aurais pu laisser le lecteur au pied de la croix du Destatore, lisant l’inscription qu’y avait tracée le justicier d’aventure. Il aurait fort bien pu inventer sans moi le chapitre qu’il vient de parcourir, je gage, avec tiédeur, se disant : « J’en étais sûr, je m’y attendais bien, cela va sans dire. »

Mais j’ai craint d’avoir affaire à un lecteur délicat qui ne se trouvât fort mal installé en la compagnie classiquement romantique d’un cadavre et d’un vautour.

Pourquoi tous les dénouements sont-ils plus ou moins manqués et insuffisants ? la raison en est simple, c’est parce qu’il n’y a jamais de dénouements dans la vie, que le roman s’y continue sans fin, triste ou calme, poétique ou vulgaire, et qu’une chose de pure convention ne peut jamais avoir un caractère de vérité qui intéresse.

Mais puisque, contrairement à mon goût, j’ai résolu de tout expliquer, je reconnais que j’ai laissé Magnani sur la grève, Mila inquiète, le Piccinino à travers les champs, et le marquis de la Serra aux pieds de la princesse. Quant à ce dernier, il y avait à peu près douze ans qu’il était ainsi prosterné, et un jour de plus ou de moins ne changeait rien à son sort ; mais, dès qu’il connut le secret d’Agathe et qu’il vit son fils en possession de tous ses droits et de tout son bonheur, il changea d’attitude, et, se relevant de toute la grandeur de son caractère