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LE PICCININO.

assassiner votre amant, mais me battre contre lui. Vous ne le voulez pas ? Soit ! Vous lui faites un rempart de votre sein ? Je ne violerai pas une telle sauve-garde : mais je le retrouverai, comptez sur ma parole !

― Arrêtez ! s’écria Agathe en le retenant par le bras, comme il se dirigeait vers la porte. Vous allez abjurer cette folle vengeance et donner la main à ce prétendu amant. Il s’y prêtera de bon cœur, lui, car lequel de vous deux voudrait tuer ou maudire son frère ?

― Mon frère ?… dit Michel stupéfait en laissant tomber son poignard.

― Mon frère, lui ! dit le Piccinino sans quitter le sien. Cette parenté improvisée est fort peu vraisemblable, Madame. J’ai toujours ouï dire que la femme de Pier-Angelo avait été fort laide, et je doute que mon père ait jamais joué aucun mauvais tour aux maris qui n’avaient pas sujet d’être jaloux. Votre expédient n’est point ingénieux ! Au revoir, Michel-Angelo Lavoratori !

― Je vous dis qu’il est votre frère ! répéta la princesse avec force ; le fils de votre père et non celui de Pier-Angelo, le fils d’une femme que vous ne pouvez outrager par vos mépris, et qui n’aurait pu vous écouter sans crime et sans folie. Ne comprenez-vous pas ?

― Non, Madame, dit le Piccinino en haussant les épaules ; je ne puis comprendre les rêveries qui vous viennent à l’esprit en ce moment pour sauver les jours de votre amant. Si ce pauvre garçon est un fils de mon père, tant pis pour lui ; car il a bien d’autres frères que moi, qui ne valent pas grand’chose, et que je ne me gêne point pour frapper à la tête de la crosse de mon pistolet, quand ils manquent à l’obéissance et au respect qu’ils me doivent. Ainsi, ce nouveau membre de ma famille, le plus jeune de tous, ce me semble, sera châtié de ma main comme il le mérite ; non pas devant vous, je n’aime point à voir les femmes tomber en convulsions ; mais ce beau mignon ne sera pas toujours caché dans votre sein, Madame, et je sais où je le rejoindrai !

― Finissez de m’insulter, reprit Agathe d’un ton ferme, vous ne pouvez m’atteindre, et si vous n’êtes pas un lâche, vous ne devez pas parler ainsi à la femme de votre père.

― La femme de mon père ! dit le bandit, qui commençait à écouter et à vouloir entendre. Mon père n’a jamais été marié, Signora ! Ne vous moquez pas de moi.

― Votre père a été marié avec moi, Carmelo ! et si vous en doutez, vous en trouverez la preuve authentique aux archives du couvent de Mal-Passo. Allez la demander à Fra-Angelo. Ce jeune homme ne s’appelle point Lavoratori : il s’appelle Castro-Reale, il est le fils, le seul fils légitime du prince César de Castro-Reale.

― Vous êtes donc ma mère ? s’écria Michel en tombant sur ses genoux et embrassant ceux d’Agathe avec un mélange d’effroi, de remords et d’adoration.

― Tu le sais bien, lui dit-elle en pressant contre son flanc ému la tête de son fils. Maintenant, Carmelo, viens le tuer dans mes bras ; nous mourrons ensemble ! Mais, après avoir voulu commettre un inceste, tu consommeras un parricide ! »

Le Piccinino, en proie à mille sentiments divers, croisa ses bras sur sa poitrine, et, le dos appuyé contre la muraille, il contempla en silence son frère et sa belle-mère, comme s’il eût voulu douter encore de la vérité. Michel se leva, marcha vers lui, et, lui tendant la main :

« Ton erreur a fait ton crime, dit-il, et je dois te le pardonner, puisque moi-même aussi je l’aimais sans savoir que j’avais le bonheur d’être son fils. Ah ! ne trouble pas ma joie par ton ressentiment ! Sois mon frère, comme je veux être le tien ! Au nom de Dieu qui nous ordonne de nous aimer, mets ta main dans la mienne, et viens aux pieds de ma mère pour qu’elle te pardonne et te bénisse avec moi. »

À ces paroles, dites avec l’effusion d’un cœur généreux et sincère, le Piccinino faillit s’attendrir ; sa poitrine se serra comme si les larmes allaient le gagner ; mais l’orgueil fut plus fort que la voix de la nature, et il rougit de l’émotion qui avait menacé de le vaincre.

« Retire-toi de moi, dit-il au jeune homme, je ne te connais pas ; je suis étranger à toutes ces sensibleries de famille. J’ai aimé ma mère aussi, moi ; mais avec elle sont mortes toutes mes affections. Je n’ai jamais rien senti pour mon père, que j’ai à peine connu, et qui m’a fort peu aimé, si ce n’est que j’avais un peu de vanité d’être le seul fils avoué d’un prince et d’un héros. Je croyais que ma mère était la seule femme qu’il eût aimée ; mais on m’apprend ici qu’il avait trompé ma mère, qu’il était l’époux d’une autre, et je ne puis être heureux de cette découverte. Tu es fils légitime, toi, et moi je ne suis qu’un bâtard. Je m’étais habitué à croire que j’étais le seul fondé à me parer, si bon me semblait, du nom que tu vas porter dans le monde et que nul ne te contestera. Et tu veux que je t’aime, toi, doublement patricien et prince par le fait de ton père et de ta mère ? toi, riche, toi, qui vas devenir puissant dans la contrée où je suis errant et poursuivi ! Toi, qui, bon ou mauvais Sicilien, seras ménagé et flatté par la cour de Naples, et qui ne croiras peut-être pas toujours pouvoir refuser les faveurs et les emplois ! Toi qui commanderas peut-être des armées ennemies pour ravager les foyers de tes compatriotes ! Toi qui, général, ministre ou magistrat, feras peut-être tomber ma tête, et clouer une sentence d’infamie au poteau où elle sera plantée, pour servir d’exemple et de menace à nos autres frères de la montagne ? Tu veux que je t’aime ? Je te hais et te maudis, au contraire !

« Et cette femme ! continua le Piccinino avec une amertume bilieuse, cette femme menteuse, et froide, qui m’a joué jusqu’au bout avec un art infernal, tu veux que je me prosterne devant elle, et que je demande des bénédictions à sa main souillée peut-être du sang de mon père ? car je comprends maintenant plus qu’elle ne le voudrait, sans doute ! Je ne croirai jamais qu’elle ait épousé de bonne grâce le bandit ruiné, honni, vaincu, dépravé par le malheur, qui ne s’appelait plus que le Destatore. Il l’aura enlevée et violentée… Ah ! oui ! je me souviens à présent ! Il y a une histoire comme cela qui revient par fragments sur les lèvres du Fra-Angelo. Une enfant, surprise à la promenade par les bandits, entraînée avec sa gouvernante dans la retraite du chef, renvoyée au bout de deux heures, mourante, outragée ! Ah ! mon père, vous fûtes à la fois un héros et un scélérat ! Je le sais, et moi je vaux mieux que vous, car je hais ces violences, et l’obscur récit de Fra-Angelo m’a préservé pour jamais d’y chercher la volupté… C’est donc vous, Agathe, qui avez été la victime de Castro-Reale ! Je comprends maintenant pourquoi vous avez consenti à l’épouser secrètement au monastère de Mal-Passo ; car ce mariage est un secret, le seul peut-être de ce genre qui n’ait jamais transpiré ! Vous avez été habile, mais le reste de votre histoire s’éclaircit devant mes yeux. Je sais maintenant pourquoi vos parents vous ont tenue enfermée un an, si soigneusement qu’on vous a crue morte ou religieuse. Je sais pourquoi on a assassiné mon père, et je ne répondrais pas que vous fussiez innocente de sa mort !

― Infâme ! s’écria la princesse indignée, oser me soupçonner du meurtre de l’homme que j’avais accepté pour époux ?

Si ce n’est toi, c’est donc ton père, ou bien quelqu’un des tiens ! reprit le Piccinino en français, avec un rire douloureux. Mon père ne s’est pas tué lui-même, reprit-il en dialecte sicilien, et d’un air farouche. Il était capable d’un crime, mais non d’une lâcheté, et le pistolet qu’on a trouvé dans sa main, à la Croce del Destatore, ne lui avait jamais appartenu. Il n’était point réduit, par la défection partielle des siens, à se donner la mort pour échapper à ses ennemis, et la dévotion que Fra-Angelo cherchait à lui inspirer n’avait pas encore troublé sa raison à ce point qu’il crût devoir se châtier lui-même de ses égarements. Il a été assassiné, et, pour être si aisément surpris aussi près de la plaine, il a fallu qu’on l’attirât dans un piége. L’abbé Ninfo n’est pas étranger à cette trame sanglante. Je le saurai, car je le tiens, et, quoique je ne sois pas cruel, je lui infligerai la torture de mes propres mains jusqu’à ce qu’il se confesse ! car