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LE PICCININO.

ne pouvait ou ne voulait plus faire aucun mouvement, mais où brillaient encore deux grands yeux noirs, dernier sanctuaire d’une vie obstinée.

Le contraste d’un regard perçant et dur avec une figure de cadavre frappa tellement Michel, qu’il ne put se défendre d’un sentiment de respect, et qu’il se découvrit instinctivement devant ce vestige d’une volonté puissante. Tout ce qui offrait un caractère de force et d’autorité agissait sur l’imagination de ce jeune homme, parce qu’il portait en lui-même l’ambition de ces choses, et, sans l’expression de ces yeux tyranniques, il n’eût peut-être pas songé à ôter son chapeau de paille.

Mais comme sa mise modeste et sa chaussure poudreuse annonçaient un homme du peuple beaucoup plus qu’un grand peintre en herbe, les gens du cardinal et le cardinal lui-même devaient s’attendre à ce qu’il se mît à genoux, ce que Michel ne fit point, et ce qui les scandalisa énormément.

Le cardinal s’en aperçut le premier, et, au moment où ses porteurs allaient franchir la grille, il fit avec les sourcils un signe qui fut aussitôt compris de son médecin, lequel, marchant toujours à sa portière, avait la consigne de tenir toujours ses yeux attachés sur ceux de Son Éminence.

Le docteur avait tout juste assez d’esprit pour comprendre au regard du cardinal que celui-ci voulait manifester une volonté quelconque ; alors il commandait la halte et avertissait l’abbé Ninfo, secrétaire de Son Éminence, le même qui venait d’ouvrir la grille de sa propre main, avec une clef tirée de sa propre poche. L’abbé accourait, comme il accourut en ce moment même, et, couvrant de son corps la portière de la chaise, il la cachait au reste du cortége. Alors il s’établissait entre lui et l’Éminence un dialogue mystérieux, tellement mystérieux que nul ne pouvait dire si l’Éminence se faisait comprendre au moyen de la parole ou par le seul jeu de sa physionomie. À l’ordinaire, le cardinal paralytique ne faisait entendre qu’une sorte de grognement inintelligible, qui devenait un affreux hurlement lorsqu’il était en colère ; mais l’abbé Ninfo comprenait si bien ce grognement, aidé du regard expressif de Son Éminence et de la connaissance qu’il avait de son caractère et de ses desseins, qu’il traduisait et faisait exécuter les volontés de son maître avec une intelligence, une rapidité et une précision de détails qui tenaient du prodige. Cela paraissait même trop surnaturel pour être accepté par les autres subalternes, et ils prétendaient que Son Éminence avait conservé l’usage de la parole ; mais que, par une intention diplomatique des plus profondes, elle ne voulait plus s’en servir qu’avec l’abbé Ninfo. Le docteur Recuperati assurait pourtant que la langue de Son Éminence était aussi bien paralysée que ses bras et que ses jambes, et que les seules parties vivantes de son être étaient les organes du cerveau et ceux de la digestion. « Avec cela, disait-il, on peut vivre jusqu’à cent ans, et remuer encore le monde, comme Jupiter ébranlait l’Olympe avec le seul froncement de son arcade sourcilière. »

Du dialogue fantastique qui s’établit encore, cette fois, entre les yeux pénétrants de l’abbé Ninfo et les sourcils éloquents de Son Éminence, il résulta que l’abbé se retourna brusquement vers Michel et lui fit signe d’approcher. Michel eut grande envie de n’en rien faire et de forcer l’abbé à marcher vers lui ; mais tout à coup l’esprit sicilien se réveilla en lui, et il se mit sur ses gardes. Il se rappela tout ce que son père lui avait dit des dangers qu’il avait à craindre de l’ire d’un certain cardinal, et quoiqu’il ne vît point si celui-ci était paralysé ou non, il s’avisa tout de suite que ce pouvait bien être le cardinal prince Ieronimo de Palmarosa. Dès lors il résolut de dissimuler et approcha de la chaise dorée, fleuronnée et armoriée de Son Éminence.

― Que faites-vous à cette porte ? lui demanda l’abbé d’un ton rogue. Êtes-vous de la maison ?

― Non, Excellence, répondit Michel avec un calme apparent, bien qu’il fût tenté de souffleter ce personnage. Je passe.

L’abbé regarda dans la chaise, et apparemment on lui fit comprendre qu’il était inutile d’effrayer les passants, car il changea tout à coup de langage et de manières en se retournant vers Michel :

― Mon ami, dit-il d’un air bénin, vous ne paraissez pas heureux ; vous êtes ouvrier ?

― Oui, Excellence, répondit Michel résolu à parler le moins possible.

― Et vous êtes fatigué ? vous venez de loin ?

― Oui, Excellence.

― Cependant vous êtes fort pour votre âge. Quel âge avez-vous bien ?

― Vingt et un ans.

Michel pouvait risquer ce mensonge ; car, quoiqu’il n’eût encore presque pas de barbe au menton, il était arrivé à toute sa croissance, et son cerveau actif et inquiet lui avait déjà fait perdre la première fraîcheur de l’adolescence. Dans cette dernière réponse, il se conformait à une instruction particulière que son père lui avait donnée en le quittant, et qui lui revenait fort à propos dans la mémoire. « Si tu viens me rejoindre un jour ou l’autre, lui avait dit le vieux Pier-Angelo, souviens-toi bien, tant que tu ne seras pas auprès de moi, de ne jamais répondre un mot de vérité aux gens qui te paraîtront curieux et questionneurs. Ne leur dis ni ton nom, ni ton âge, ni ta profession, ni la mienne, ni d’où tu viens, ni où tu vas. La police est plus tracassière que clairvoyante. Mens effrontément et ne crains rien. »

« Si mon père m’entendait, pensa Michel, après s’être ainsi tiré d’affaire, il serait content de moi. »

― C’est bien, dit l’abbé, et il se retira de la portière du prélat, afin que celui-ci pût voir le pauvre diable qui avait attiré ainsi son attention. Michel rencontra le regard terrible de ce moribond, et, cette fois, il sentit plus de méfiance et d’aversion que de respect pour ce front étroit et despotique. Averti par un pressentiment intérieur qu’il courait un certain danger, il changea l’expression habituelle de sa figure, et, mettant une feinte puérilité à la place de l’orgueil, il plia le genou, puis, baissant la tête pour échapper à l’examen du prélat, il feignit d’attendre sa bénédiction.

― Son Éminence vous bénit mentalement, répondit l’abbé après avoir consulté les yeux du cardinal, et il fit signe aux porteurs de se remettre en marche.

La chaise franchit la grille et pénétra lentement dans l’avenue.

« Je voudrais bien savoir, se disait Michel en regardant passer le cortége, si mon instinct ne m’a pas trompé et si c’est là l’ennemi de ma famille. »

Il allait se retirer, lorsqu’il remarqua que l’abbé Ninfo n’avait pas suivi le cardinal, et qu’il attendait, pour refermer la grille et remettre la clef dans sa poche, que le dernier mulet eût passé. Ce soin étrange, de la part d’un homme attaché de si près à la personne du cardinal, avait lieu de le frapper, et le regard oblique et attentif que ce personnage déplaisant jetait sur lui à la dérobée le frappait encore plus.

« Il est évident qu’on m’observe déjà dans ce pays de malheur, pensa-t-il ; et que mon père n’avait pas rêvé les inimitiés contre lesquelles il me mettait en garde. »

L’abbé lui fit signe à travers la grille, au moment où il retirait la clef. Michel, convaincu qu’il fallait jouer son rôle avec plus de soin que jamais, approcha d’un air humble :

― Tenez, mon garçon, lui dit l’abbé en lui présentant un tharin, voilà pour vous rafraîchir au premier cabaret, car vous me paraissez bien fatigué.

Michel s’abstint de tressaillir. Il accepta l’outrage, tendit la main et remercia humblement ; puis il se hasarda à dire :

― Ce qui m’afflige, c’est que Son Éminence n’ait pas daigné m’octroyer sa bénédiction. »

Cette platitude bien jouée effaça les méfiances de l’abbé.

« Console-toi, mon enfant, répondit-il d’un ton dégagé : la divine Providence a voulu éprouver notre saint cardinal en lui retirant l’usage de ses membres. La pa-