Page:Sand - Œuvres illustrées de George Sand, 1854.djvu/113

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
108
LE PICCININO.

choses, et moi, hélas ! je voudrais pouvoir les aimer comme des êtres ! Ils sont enivrés par des actes de violence qui me répugnent, et dont je me sentirais humilié, moi, qui sais que je puis plaire, et qui n’ai jamais eu besoin de m’imposer. Non, non ! ils ne sont pas mes frères ; s’ils sont les fils du Destatore, ils sont les enfants de l’orgie et de son âge de décadence morale. Moi, je suis le fils de Castro-Reale ; j’ai été engendré dans un jour de lucidité. Ma mère n’a pas été violée comme les autres. Elle s’est abandonnée volontairement, et je suis le fruit du commerce de deux âmes libres, qui ne m’ont pas donné la vie malgré elles.

« Mais, dans ce monde qui s’intitule la société, et que j’appelle, moi, le milieu légal, n’y a-t-il pas beaucoup d’êtres de l’un et de l’autre sexe, avec lesquels je pourrais m’entendre pour échapper à cette affreuse solitude de mes pensées ? N’y a-t-il pas des hommes intelligents et doués de fines perceptions, dont je pourrais être l’ami ? N’y a-t-il pas des femmes habiles et fières dont je pourrais être l’amant, sans être forcé de rire de la peine que je me serais donnée pour les vaincre ? Enfin, suis-je condamné à ne jamais trouver d’émotions dans cette vie que j’ai embrassée comme la plus féconde en émotions violentes ? Me faudra-t-il toujours dépenser des ressources d’imagination et de savoir-faire infinies, pour arriver au pillage d’une barque sur les récifs de la côte, ou d’une caravane de voyageurs dans les défilés de la montagne ? Le tout pour conquérir beaucoup de petits objets de luxe, quelques sommes d’argent, et le cœur de quelques Anglaises laides ou folles, qui aiment les aventures de brigands comme un remède contre le spleen ?

« Mais je me le suis fermé à jamais, ce monde où je pourrais trouver mes égaux et mes semblables. Je n’y puis pénétrer que par les portes secrètes de l’intrigue, et, si je veux paraître au grand jour, c’est à la condition d’y être suivi par le mystère de mon passé ; c’est-à-dire par un arrêt de mort toujours suspendu sur ma tête. Quitterai-je le pays ? C’est le seul peut-être où la profession de bandit soit plus périlleuse que déshonorante. Partout ailleurs, on me demandera la preuve que j’ai toujours vécu dans le monde légal : et, si je ne puis la fournir, on m’assimilera à ce que ces nations ont de plus avili dans les bourbiers obscurs de leur prétendue civilisation !

« Ô Mila ! que vous avez éclairé de douleurs et d’épouvantes ce cœur où vous avez fait entrer un rayon de votre soleil ! »

XL.

DÉCEPTION.

Ainsi se tourmentait cet homme si déplacé dans la vie par le contraste de son intelligence avec sa position. La culture de l’esprit, qui faisait ses délices, faisait aussi son tourment. Ayant lu de tout sans ordre et sans choix, les livres les plus pervers et les plus sublimes, et se laissant successivement impressionner par tous, il était aussi savant dans le mal que dans le bien, et il arrivait insensiblement à ce scepticisme qui ne croit plus à l’un ni à l’autre d’une manière absolue.

Il rentra dans sa maison pour y prendre quelques mesures relatives à l’abbé Ninfo, afin que, dans le cas imprévu où son domicile serait envahi, rien n’y portât les traces de la violence. Il fit disparaître le vin narcotisé, et en plaça de pur dans la carafe, afin de pouvoir en faire, au besoin, la feinte expérience sur lui-même. Il jeta l’abbé sur un lit de repos, éteignit la lampe qui brûlait encore, et balaya les cendres des papiers que Mila avait anéantis. Personne n’entrait jamais chez lui en son absence. Il n’avait point de serviteurs attitrés, et la propreté élégante qu’il maintenait lui-même dans sa maison ne lui coûtait pas beaucoup de peine, puisqu’il n’y occupait que peu de pièces, dans lesquelles même il n’entrait pas tous les jours. Il travaillait son jardin, dans ses heures de loisir, pour entretenir ses forces, et pour n’avoir pas l’air de déroger à sa condition de paysan. Il avait appliqué lui-même à toutes les issues de son habitation un système de clôture simple et solide qui pouvait résister longtemps à des tentatives d’effraction. Enfin, il lâcha deux énormes et affreux chiens de montagne, espèce de bêtes féroces, qui ne connaissaient que lui, et qui eussent infailliblement étranglé le prisonnier, s’il eût pu essayer de s’échapper.

Toutes ces précautions prises, le Piccinino alla se laver, se parfumer, et, avant de se diriger vers la plaine, il se montra dans le village de Nicolosi, où il était fort considéré de tous les habitants. Il causa en latin, avec le curé, sous le berceau de vigne du presbytère. Il échangea des quolibets malicieux avec les jolies filles de l’endroit, qui l’agaçaient du seuil de leurs maisons. Il donna plusieurs consultations d’affaires et d’agriculture à des gens sensés qui appréciaient son intelligence et ses lumières. Enfin, comme il sortait du village, il rencontra une espèce de brigadier de campieri avec lequel il fit route quelque temps, et qui lui apprit que le Piccinino continuait à échapper aux recherches de la police et de la brigade municipale.

Mila, impatiente de raconter tous ses secrets à la princesse, et de profiter, pour en savoir le mot, de la permission de son mystérieux prince, marchait aussi vite que le pouvait Bianca en descendant des pentes rapides et dangereuses. Mila ne songeait point à la retenir ; elle aussi était rêveuse et absorbée. Les personnes très-pures et très calmes doivent avoir remarqué que, lorsqu’elles communiquent leur disposition d’esprit à des âmes agitées et troublées, leur propre sérénité diminue d’autant. Elles ne donnent qu’à la condition de s’endetter un peu ; car la confiance est un échange, et il n’est point de cœur si riche et si fort qui ne risque quelque chose à la bienfaisance.

Peu à peu cependant, la belle Mila se sentit plus joyeuse qu’effrayée. La conversation du Piccinino avait laissé je ne sais quelle suave musique dans ses oreilles, et le parfum de son bouquet l’entretenait dans l’illusion qu’elle était toujours dans ce beau jardin rustique, sous l’ombrage des figuiers noirs et des pistachiers, foulant des tapis de mousse semés de mauve, d’orchis et de fraxinelle, accrochant parfois son voile aux aloès et aux rameaux de smylax épineux, dont la main empressée de son hôte le dégageait avec une respectueuse galanterie. Mila avait les goûts simples de sa condition, joints à la poésie romanesque de son intelligence. Si les fontaines de marbre et les statues de la villa Palmarosa la jetaient dans une extase rêveuse, les berceaux de vigne et les vieux pommiers sauvages du jardin de Carmelo parlaient davantage à son cœur. Elle avait déjà oublié le boudoir oriental du bandit ; elle ne s’y était pas sentie à l’aise comme sous la tonnelle. Il s’y était montré ironique et froid presque tout le temps ; au lieu que, parmi les buissons fleuris et près de la source argentée, il avait eu l’esprit naïf et le cœur tendre.

D’où vient que cette jeune fille, qui venait de voir des choses si bizarres ou si pénibles, le boudoir d’une reine dans la maison d’un paysan, et la scène d’affreuse léthargie de l’abbé Ninfo, ne se souvenait plus de ce qui aurait dû tant frapper son imagination ? Cette surprise et cette frayeur s’étaient effacées comme un rêve, et son esprit restait absorbé par un dernier tableau frais et pur, où elle ne voyait plus que des fleurs, des gazons, des oiseaux babillant dans le feuillage, et un beau jeune homme qui la guidait dans ce labyrinthe enchanté, en lui disant de douces et chastes paroles.

Lorsque Mila eut dépassé la croix du Destatore, elle descendit de sa monture, ainsi que, par prudence pour elle-même, Carmelo le lui avait recommandé. Elle attacha les rênes à l’arçon de la selle, et fit siffler une branche aux oreilles de Bianca. L’intelligente bête bondit et reprit au galop le chemin de Nicolosi, n’ayant besoin de personne pour regagner son gîte. Mila continua donc la route à pied, évitant d’approcher de Mal-Passo : mais, par une véritable fatalité, Fra-Angelo revenait en cet instant du palais de la Serra, et il regagnait son couvent