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LE CHÂTEAU DES DÉSERTES.

qu’elle s’en doutât, en insinuant que cette noble interprétation de sa beauté ne pouvait avoir été trouvée que par l’amour. « Parlez plus bas, me répondit-elle d’un air de mystère. J’ai bien du mal à tenir cet homme-là en bride. » On sonna au même instant. « Ah ! mon Dieu ! dit-elle, c’est peut-être lui qui force ma porte ; sortons d’ici. Je ne veux pas vous faire un ennemi, à la veille de débuter. — Oui, oui, répondis-je ironiquement ; vous êtes si bonne pour moi, que vous le rendriez heureux rien que pour me préserver de sa haine. » Elle crut que c’était une déclaration, et, m’arrêtant sur le seuil de son boudoir : « Que dites-vous là ? s’écria-t-elle ; si vous ne craignez rien pour vous, je ne crains pour moi que l’ennui qu’il me cause. Qu’il vienne, qu’il se fâche, restons ! » C’était charmant, n’est-ce pas, monsieur Salentini ? mais je ne restai point. J’attendais cette belle dame à l’épreuve de mon succès ou de ma chute. Si vous voulez venir avec moi chez elle, nous rirons. Tenez, voulez-vous ?

— Non, Célio ; ce n’est pas avec les femmes que je veux faire de la force ; les coquettes surtout n’en valent pas la peine. L’ironie du dépit les flatte plus qu’elle ne les mortifie. Ma vengeance, si vengeance il y a, c’est la plus grande sérénité d’âme dans ma conduite avec celle-ci désormais.

— Allons, vous êtes meilleur que moi. Il est vrai que vous n’avez pas été chuté ce soir, ce qui est fort malsain, je vous jure, et crispe les nerfs horriblement ; mais il me semble que vous êtes un calmant pour moi. Ne trouvez pas le mot blessant : un esprit qui nous calme est souvent un esprit qui nous domine, et il se peut que le calme soit la plus grande des forces de la nature.

— C’est celle qui produit, lui dis-je. L’agitation, c’est l’orage qui dérange et bouleverse.

— Comme vous voudrez, reprit-il ; il y a temps pour tout, et chaque chose a son usage. Peut-être que l’union de deux natures aussi opposées que la vôtre et la mienne ferait une force complète. Je veux devenir votre ami, je sens que j’ai besoin de vous, car vous saurez que je suis égoïste et que je ne commence rien sans me demander ce qui m’en reviendra ; mais c’est dans l’ordre intellectuel et moral que je cherche mes profits. Dans les choses matérielles, je suis presque aussi prodigue et insouciant que le vieux Boccaferri, lequel serait le premier des hommes, si le genre humain n’était pas la dernière des races. Tenez, il a raison, ce Boccaferri, et j’avais tort de ne pas vouloir supporter son insolence tout à l’heure. Il m’a dit la vérité. J’ai perdu la partie parce que j’étais au-dessous de moi-même. Là-dessus, j’étais d’accord avec lui ; mais j’ai été au-dessous de mon propre talent, et j’ai manqué d’inspiration parce que jusqu’ici j’ai fait fausse route. Un talent sain et dispos est toujours prêt pour l’inspiration. Le mien est malade, et il faut que je le remette au régime. Voilà pourquoi je suivrai son conseil et n’écouterai pas celui que votre politesse me donnait. Je ne tenterai pas une seconde épreuve avant de m’être retrempé. Il faut que je sois à l’abri de ces défaillances soudaines, et pour cela je dois envisager autrement la philosophie de mon art. Il faut que je revienne aux leçons de ma mère, que je n’ai pas voulu suivre, mais que je garde écrites en caractères sacrés dans mon souvenir. Ce soir, le vieux Boccaferri a parlé comme elle, et la paisible Cécilia… cette froide artiste qui n’a jamais ni blâme ni éloge pour ce qui l’entoure, oui, oui, la vieille Cécilia a glissé, comme point d’orgue aux théories de son père, deux ou trois mots qui m’ont fait une grande impression, bien que je n’aie pas eu l’air de les entendre.

— Pourquoi l’appelez-vous la vieille Cécilia, mon cher Célio ? Elle n’a que bien peu d’années de plus que vous et moi.

— Oh ! c’est une manière de dire, une habitude d’enfance, un terme d’amitié, si vous voulez. Je l’appelle mon vieux fer. C’est un sobriquet tiré de son nom, et qui ne la fâche pas. Elle a toujours été en avant de son âge, triste, raisonnable et prudente. Quand j’étais enfant, j’ai joué quelquefois avec elle dans les grands corridors des vieux palais ; elle me cédait toujours, ce qui me la faisait croire aussi vieille que ma bonne, quoiqu’elle fût alors une jolie fille. Nous ne nous sommes bien connus et rencontrés souvent que depuis la mort de ma mère, c’est-à-dire depuis qu’elle est au théâtre et que je suis sorti du nid où j’ai été couvé si longtemps et avec tant d’amour. J’ai déjà pas mal couru le monde depuis deux ans. J’étais arriéré en fait d’expérience ; j’étais avide d’en acquérir, et je me suis dénoué vite. Le furieux besoin que j’avais de vivre par moi-même m’a étourdi d’abord sur ma douleur, car j’avais une mère telle qu’aucun homme n’en a eu une semblable. Elle me portait encore dans son coeur, dans son esprit, dans ses bras, sans s’apercevoir que j’avais vingt-deux ans, et moi je ne m’en apercevais pas non plus, tant je me trouvais bien ainsi ; mais elle partie pour le ciel, j’ai voulu courir, bâtir, posséder sur la terre. Déjà je suis fatigué, et j’ai encore les mains vides. C’est maintenant que je sens réellement que ma mère me manque ; c’est maintenant que je la pleure, que je crie après elle dans la solitude de mes pensées… Eh bien ! dans cette solitude effrayante toujours, navrante parfois pour un homme habitué à l’amour exclusif et passionné d’une mère, il y a un être qui me fait encore un peu de bien et auprès duquel je respire de toute la longueur de mon haleine, c’est la Boccaferri. Voyez-vous, Salentini, je vais vous dire une chose qui vous étonnera ; mais pesez-la, et vous la comprendrez : je n’aime pas les femmes, je les déteste, et je suis affreusement méchant avec elles. J’en excepte une seule, la Boccaferri, parce que, seule, elle ressemble par certains côtés à ma mère, à la femme qui est cause de mon aversion pour toutes les autres ; comprenez-vous cela ?

— Parfaitement, Célio. Votre mère ne vivait que pour vous, et vous vous étiez habitué à la société d’une femme qui vous aimait plus qu’elle-même… Ah ! vous ne savez pas à qui vous parlez, Célio, et quelles souffrances tout opposées ce nom de mère réveille dans mon cœur ! Plus mon enfance a différé de la vôtre, mieux je vous comprends, ô enfant gâté, insolent et beau comme le bonheur ! Aussi tant qu’a duré votre virginale inexpérience, vous avez cru que la femme était l’idéal du dévouement, que l’amour de la femme était le bien suprême pour l’homme ; enfin, qu’une femme ne servait qu’à nous servir, à nous adorer, à nous garantir, à écarter de nous le danger, le mal, la peine, le souci, et jusqu’à l’ennui, n’est-ce pas ?

— Oui, oui, c’est cela, s’écria Célio en s’arrêtant et en regardant le ciel. L’amour d’une femme, c’était, dans mon attente, la lumière splendide et palpitante d’une étoile qui ne défaille et ne pâlit jamais. Ma mère m’aimait comme un astre verse le feu qui féconde. Auprès d’elle, j’étais une plante vivace, une fleur aussi pure que la rosée dont elle me nourrissait. Je n’avais pas une mauvaise pensée, pas un doute, pas un désir. Je ne me donnais pas la peine de vivre par moi-même dans les moments où la vie eût pu me fatiguer. Elle souffrait pourtant ; elle mourait, rongée par un chagrin secret, et moi, misérable, je ne le voyais pas. Si je l’interrogeais à cet égard, je me laissais rassurer par ses réponses ; je croyais à son divin sourire… Je la tenais un matin inanimée dans mes bras ; je la rapportais dans sa maison la croyant évanouie… Elle était morte, morte ! et j’embrassais son cadavre…

Célio s’assit sur le parapet d’un pont que nous traversions en ce moment-là. Un cri de désespoir et de terreur s’échappa de sa poitrine, comme si une apparition eût passé devant lui. Je vis bien que ce pauvre enfant ne savait pas souffrir. Je craignis que ce souvenir réveillé et envenimé par son récent désastre ne devînt trop violent pour ses nerfs ; je le pris par le bras, je l’emmenai.

— Vous comprenez, me dit-il en reprenant le fil de ses idées, comment et pourquoi je suis égoïste ; je ne pouvais pas être autrement, et vous comprenez aussi pourquoi je suis devenu haineux et colère aussitôt qu’en cherchant l’amour et l’amitié dans le commerce de mes semblables, je me suis heurté et brisé contre des égoïsmes pareils au mien. Les femmes que j’ai rencontrées (et je commence à croire que toutes sont ainsi) n’aiment qu’elles-mêmes,