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LE CHÂTEAU DES DÉSERTES.

qu’elle remplit, non pas seulement le théâtre de sa présence, mais qu’elle pénètre et anime l’opéra de son intelligence. Je nie également que le défaut de plénitude de son organe en exclue le charme. D’abord ce n’est pas une voix malade, c’est une voix délicate, de même que la beauté de mademoiselle Boccaferri n’est pas une beauté flétrie, mais une beauté voilée. Cette beauté suave, cette voix douce, ne sont pas faites pour les sens toujours un peu grossiers du public ; mais l’artiste qui les comprend devine des trésors de vérité sous cette expression contenue, où l’âme tient plus encore qu’elle ne promet et ne s’épuise jamais, parce qu’elle ne se prodigue point.

— Oh ! mille et mille fois pardon, mon cher Salentini ! s’écria la duchesse en riant et en me tendant la main d’un air enjoué et affectueux : je ne vous savais pas amoureux de la Boccaferri ; si je m’en étais doutée, je ne vous aurais pas contrarié en disant du mal d’elle. Vous ne m’en voulez pas ? vrai, je n’en savais rien !

Je regardai attentivement la duchesse. Qu’elle eût été sincère dans son désintéressement, je redevenais amoureux ; mais elle ne put soutenir mon regard, et l’étincelle diabolique jaillit du sien à la dérobée.

— Madame, lui dis-je sans baiser sa main que je pressai faiblement, vous n’aurez jamais à vous excuser d’une maladresse, et moi, je n’ai jamais été amoureux de mademoiselle Boccaferri avant cette représentation, où je viens de la comprendre pour la première fois.

— Et c’est moi qui vous ai aidé, sans doute, à faire cette découverte ?

— Non, Madame, c’est Célio Floriani.

La duchesse frémit, et je continuai fort tranquillement :

— C’est en voyant combien ce jeune homme avait peu de conscience que j’ai senti le prix de la conscience dans l’art lyrique, aussi clairement que je le sens dans l’art de la peinture et dans tous les arts.

— Expliquez-moi cela, dit la duchesse affectant de reprendre parti pour Célio. Je n’ai pas vu qu’il manquât de conscience, ce beau jeune bomme ; il a manqué de bonheur, voilà tout.

— Il a manqué à ce qu’il y a de plus sacré, repris-je froidement ; il a manqué à l’amour et au respect de son art. Il a mérité que le public l’en punît, quoique le public ait rarement de ces instincts de justice et de fierté. Consolez-vous pourtant, Madame, son succès n’a tenu qu’à un fil, et, en procédant par l’audace et le contentement de soi-même, un artiste peut toujours être applaudi, faire des dupes, voire des victimes ; mais moi, qui vois très-clair et qui suis tout à fait impartial dans la question, j’ai compris que l’absence de charme et de puissance de ce jeune homme tenait à sa vanité, à son besoin d’être admiré, à son peu d’amour pour l’œuvre qu’il chantait, à son manque de respect pour l’esprit et les traditions de son rôle. Il s’est nourri toute sa vie, j’en suis sûr, de l’idée qu’il ne pouvait faillir et qu’il avait le don de s’imposer. Probablement c’est un enfant gâté. Il est joli, intelligent, gracieux ; sa mère a dû être son esclave, et toutes les dames qu’il fréquente doivent l’enivrer de voluptés. Celle de la louange est la plus mortelle de toutes. Aussi s’est-il présenté devant le public comme une coquette effrontée qui éclabousse le pauvre monde du haut de son équipage. Personne n’a pu nier qu’il fût jeune, beau et brillant ; mais on s’est mis à le haïr, parce qu’on a senti dans son maintien quelque chose de la coquette. Oui, coquette est le mot. Savez-vous ce que c’est qu’une coquette, madame la duchesse ?

— Je ne le sais pas, monsieur Salentini ; mais vous, vous le savez, sans doute ?

— Une coquette, repris-je sans me laisser troubler par son air de dédain, c’est une femme qui fait par vanité ce que la courtisane fait par cupidité ; c’est un être qui fait le fort pour cacher sa faiblesse, qui fait semblant de tout mépriser pour secouer le poids du mépris public, qui essaie d’écraser la foule pour faire oublier qu’elle s’abaisse et rampe devant chacun en particulier ; c’est un mélange d’audace et de lâcheté, de bravade téméraire et de terreur secrète… À Dieu ne plaise que j’applique ce portrait dans toute sa rigueur à aucune personne de votre connaissance ! À Célio même, je ne le ferais pas sans restriction. Mais je dis que la plupart des artistes qui cherchent le succès sans conscience et sans recueillement sont un peu dans la voie de la courtisane sans le savoir ; ils feignent de mépriser le jugement d’autrui, et ils n’ont travaillé toute leur vie qu’à l’obtenir favorable ; ils ne sont si irrités de manquer leur triomphe que parce que le triomphe a été leur unique mobile. S’ils aimaient leur art pour lui-même, ils seraient plus calmes et ne feraient pas dépendre leurs progrès d’un peu plus ou moins de blâme ou d’éloge. Les courtisanes affectent de mépriser la vertu qu’elles envient. Les artistes dont je parle affectent de se suffire à eux-mêmes, précisément parce qu’ils se sentent mal avec eux-mêmes. Célio Floriani est le fils d’une vraie, d’une grande artiste. Il n’a pas voulu suivre les traditions de sa mère, il en est trop cruellement puni ! Dieu veuille qu’il profite de la leçon, qu’il ne se laisse point abattre, et qu’il se remette à l’étude sans dégoût et sans colère ! Voulez-vous que j’aille le trouver de votre part, Madame, et que je l’invite à souper chez vous au sortir du spectacle ? Il doit avoir besoin de consolation, et ce serait généreux à vous de le traiter d’autant mieux qu’il est plus malheureux. Nous voici au finale. J’ai mes entrées sur le théâtre, j’y vais et je vous l’amène.

— Non, Salentini, répondit la duchesse. Je ne comptais point souper ce soir, et, si vous voulez prolonger la veillée, vous allez venir prendre du thé avec moi et le marquis… dont la somnolence opiniâtre nous laisse le champ libre pour causer. Il me semble que nous avons beaucoup de choses à nous dire… à propos de Célio Floriani précisément. Celui-ci serait de trop dans notre entretien, pour moi comme pour vous.

Elle accompagna ces paroles d’un regard plein de langueur et de passion, et se leva pour prendre mon bras ; mais j’esquivai cet honneur en me plaçant derrière son sigisbée. Cette femme, qui n’aimait les jeunes talents que dans la prévision du succès, et qui les abandonnait si lestement quand ils avaient échoué en public, me devenait odieuse tout d’un coup ; elle me faisait l’effet de ces enfants méchants et stupides qui poursuivent le ver luisant dans les herbes, qui le saisissent, le réchauffent et l’admirent tant que le phosphore l’illumine, puis l’écrasent quand le toucher de leur main indiscrète l’a privé de sa lumière. Parfois ils le torturent pour le ranimer, mais le pauvre insecte s’éteint de plus en plus. Alors on le tue : il ne jette plus d’éclat, il ne brille plus, il n’est plus bon à rien. « Pauvre Célio ! pensais-je, qu’as-tu fait de ton phosphore ? Rentre dans la terre, ou crains qu’on ne marche sur toi… Mais à coup sûr ce n’est pas moi qui profiterai du tête-à-tête qu’on t’avait ménagé pour cette nuit en cas d’ovation. J’ai encore un peu de phosphore, et je veux le garder. »

— Eh bien, dit la duchesse d’un ton impérieux, vous ne venez pas ?

— Pardon, Madame, répondis-je, je veux aller saluer mademoiselle Boccaferri dans sa loge. Elle n’a pas eu plus de succès ce soir que les autres fois, et elle n’en chantera pas moins bien demain. J’aime beaucoup à porter le tribut de mon admiration aux talents ignorés ou méconnus qui restent eux-mêmes et se consolent de l’indifférence de la foule par la sympathie de leurs amis et la conscience de leur force. Si je rencontre Célio Floriani, je veux faire connaissance avec lui. Me permettez-vous de me recommander de Votre Seigneurie ? Nous sommes tous deux vos protégés.

La duchesse brisa son éventail et sortit sans me répondre. Je sentis que sa souffrance me faisait mal ; mais c’était le dernier tressaillement de mon cœur pour elle. Je m’élançai dans les couloirs qui menaient au théâtre, résolu, en effet, à porter mon hommage à Cécilia Boccaferri.

III.

CÉCILIA.

Mais il était écrit au livre de ma destinée que je retrouverais Célio sur mon chemin. J’approche de la loge