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LE CHÂTEAU DES DÉSERTES.

— Son propre fils, répondit la duchesse, un garçon de vingt-quatre ans, beau comme sa mère et intelligent comme elle.

Je trouvai cet éloge trop complet ; l’instinct jaloux se développait en moi ; à mon gré la duchesse se hâtait trop d’admirer les jeunes talents. J’oubliai d’être reconnaissant pour mon propre compte.

— Vous le connaissez ? lui dis-je avec d’autant plus de calme que je me sentais plus ému.

— Oui, je le connais un peu, répondit-elle en dépliant son éventail ; je l’ai entendu deux fois depuis qu’il est ici.

Je ne répondis rien. Je fis faire un détour à la conversation, pour obtenir, par surprise, l’aveu que je redoutais. Au bout de cinq minutes de propos oiseux en apparence, j’appris que la duchesse avait entendu chanter deux fois dans son salon le jeune Célio Floriani, pendant que la porte m’était fermée, car ce débutant n’était arrivé à Vienne que depuis cinq jours.

Je renfermai ma colère, mais elle fut devinée, et la duchesse s’en tira aussi bien que possible. Je n’étais pas encore assez lié avec elle pour avoir le droit d’attendre une justification. Elle daigna me la donner assez satisfaisante, et mon amertume fit place à la reconnaissance. Elle avait beaucoup connu la fameuse Floriani et vu son fils adolescent auprès d’elle. Il était venu naturellement la saluer à son arrivée, et, croyant lui devoir aide et protection, elle avait consenti à le recevoir et à l’entendre, quoique malade et séquestrée. Il avait chanté pour elle devant son médecin, elle l’avait écouté par ordonnance de médecin. « Je ne sais si c’est que je m’ennuyais d’être seule, ajouta-t-elle d’un ton languissant, ou si mes nerfs étaient détendus par le régime ; mais il est certain qu’il m’a fait plaisir et que j’ai bien auguré de son début. Il a une voix magnifique, une belle méthode et un extérieur agréable ; mais que sera-t-il sur la scène ? C’est si différent d’entendre un virtuose à huis clos ! Je crains pour ce pauvre enfant l’épreuve terrible du public. Le nom qu’il porte est un rude fardeau à soutenir ; on attend beaucoup de lui : noblesse oblige !

— C’est une cruauté, Madame, dit le marquis R., qui se tenait au fond de la loge, le public est bête ; il devrait savoir que les personnes de génie ne mettent au monde que des enfants bêtes. C’est une loi de nature.

— J’aime à croire que vous vous trompez, ou que la nature ne se trompe pas toujours si sottement, répondit la duchesse d’un air narquois. Votre fille est une personne charmante et pleine d’esprit. » — Puis, comme pour atténuer l’effet désagréable que pouvait produire sur moi cette repartie un peu vive, elle me dit tout bas, derrière son éventail : « J’ai choisi le marquis pour être avec nous ce soir, parce qu’il est le plus bête de tous mes amis. »

Je savais que le marquis s’endormait toujours au lever du rideau ; je me sentis heureux et tout disposé à la bienveillance pour le débutant.

— Quelle voix a-t-il ? demandai-je.

— Qui ? le marquis ? reprit-elle en riant.

— Non, votre protégé !

Primo basso cantante. Il se risque dans un rôle bien fort, ce soir. Tenez, on commence ; il entre en scène ! voyez. Pauvre enfant ! comme il doit trembler !

Elle agita son éventail. Quelques claques saluèrent l’entrée de Célio. Elle y joignit si vivement le faible bruit de ses petites mains, que son éventail tomba. « Allons, me dit-elle, comme je le ramassais, applaudissez aussi le nom de la Floriani, c’est un grand nom en Italie, et, nous autres Italiens, nous devons le soutenir. Cette femme a été une de nos gloires.

— Je l’ai entendue dans mon enfance, répondis-je ; mais c’est donc depuis qu’elle était retirée du théâtre que vous l’avez particulièrement connue ? car vous êtes trop jeune…

Ce n’était pas le moment de faire une circonlocution pour apprendre si la duchesse avait vu la Floriani une fois ou vingt fois en sa vie. J’ai su plus tard qu’elle ne l’avait jamais vue que de sa loge, et que Célio lui avait été simplement recommandé par le comte Albani. J’ai su bien d’autres choses… Mais Célio débitait son récitatif, et la duchesse toussait trop pour me répondre. Elle avait été si enrhumée !

II.

LE VER LUISANT.

Il y avait alors au théâtre impérial une chanteuse qui eût fait quelque impression sur moi, si la duchesse de… ne se fût emparée plus victorieusement de mes pensées. Cette chanteuse n’était ni de la première beauté, ni de la première jeunesse, ni du premier ordre de talent. Elle se nommait Cécilia Boccaferri ; elle avait une trentaine d’années, les traits un peu fatigués, une jolie taille, de la distinction, une voix plutôt douce et sympathique que puissante ; elle remplissait sans fracas d’engouement, comme sans contestation de la part du public, l’emploi de seconda donna.

Sans m’éblouir, elle m’avait plu hors de la scène plutôt que sur les planches. Je la rencontrais quelquefois chez un professeur de chant qui était mon ami et qui avait été son maître, et dans quelques salons où elle allait chanter avec les premiers sujets. Elle vivait, disait-on, fort sagement, et faisait vivre son père, vieux artiste paresseux et désordonné. C’était une personne modeste et calme que l’on accueillait avec égard, mais dont on s’occupait fort peu dans le monde.

Elle entra en même temps que Célio, et, bien qu’elle ne s’occupât jamais du public lorsqu’elle était à son rôle, elle tourna les yeux vers la loge d’avant-scène où j’étais avec la duchesse. Il y eut dans ce regard furtif et rapide quelque chose qui me frappa : j’étais disposé à tout remarquer et à tout commenter ce soir-là.

Célio Floriani était un garçon de vingt-quatre à vingt-cinq ans, d’une beauté accomplie. On disait qu’il était tout le portrait de sa mère, qui avait été la plus belle femme de son temps. Il était grand sans l’être trop, svelte sans être grêle. Ses membres dégagés avaient de l’élégance, sa poitrine large et pleine annonçait la force. La tête était petite comme celle d’une belle statue antique, les traits d’une pureté délicate avec une expression vive et une couleur solide ; l’œil noir étincelant, les cheveux épais, ondés et plantés au front par la nature selon toutes les règles de l’art italien ; le nez était droit, la narine nette et mobile, le sourcil pur comme un trait de pinceau, la bouche vermeille et bien découpée, la moustache fine et encadrant la lèvre supérieure par un mouvement de frisure naturelle d’une grâce coquette ; les plans de la joue sans défaut, l’oreille petite, le cou dégagé, rond, blanc et fort, la main bien faite, le pied de même, les dents éblouissantes, le sourire malin, le regard très-hardi… Je regardai la duchesse… Je la regardai d’autant mieux, qu’elle n’y fit point attention, tant elle était absorbée par l’entrée du débutant.

La voix de Célio était magnifique, et il savait chanter ; cela se jugeait dès les premières mesures. Sa beauté ne pouvait pas lui nuire : pourtant, lorsque je reportai mes regards de la duchesse à l’acteur, ce dernier me parut insupportable. Je crus d’abord que c’était prévention de jaloux ; je me moquai de moi-même ; je l’applaudis, je l’encourageai d’un de ces bravo à demi-voix que l’acteur entend fort bien sur la scène. Là je rencontrai encore le regard de mademoiselle Boccaferri attaché sur la duchesse et sur moi. Cette préoccupation n’était pas dans ses habitudes, car elle avait un maintien éminemment grave et un talent spécialement consciencieux.

Mais j’avais beau faire le dégagé : d’une part, je voyais la duchesse en proie à un trouble inconcevable, à une émotion qu’elle ne pouvait plus me cacher, on eût dit qu’elle ne l’essayait même pas ; d’autre part, je voyais le beau Célio, en dépit de son audace et de ses moyens, s’acheminer vers une de ces chutes dont on ne se relève guère, ou tout au moins vers un de ces fiasco qui laissent après eux des années de découragement et d’impuissance.