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LUCREZIA FLORIANI.

mesure, avec une goutte d’eau sans doute, mais la coupe débordait ; le vase trop plein et comprimé se brise. La Floriani garda le silence, même avec Salvator, qui était venu enfin la voir, sans pouvoir toutefois se réconcilier bien cordialement avec le prince. Elle sentit qu’elle se brisait, mais elle était brave et ne voulait point croire la mort prochaine. Elle voulait au moins faire débuter Célio, marier Stella ; la veille de sa mort, elle fit avec eux les plus beaux projets du monde ; mais hélas ! l’amour était sa vie : en cessant d’aimer, elle devait cesser de vivre.

Le matin, elle alla s’asseoir dans la chaumière de son père. Célio l’avait accompagnée ; elle paraissait mieux portante, parce que sa figure était gonflée ; elle ne se plaignait jamais, de peur d’inquiéter ses enfants. Elle plaisanta Biffi sur sa toilette du dimanche. Puis, elle se leva en entendant sonner le déjeuner. Tout à coup, elle fit un grand cri, étreignit avec force le cou de son fils, et retomba en souriant sur la même chaise, où, petite paysanne, elle avait filé tant de fois sa quenouille chargée de lin.

Célio avait vingt deux ans alors, il était grand, beau et robuste ; il prit sa mère dans ses bras la croyant évanouie. Il marcha ainsi vers le parc ; mais, au moment de franchir la grille, il se trouva en face de Karol et de Salvator Albani, qui venaient de chercher la Lucrezia pour déjeuner. Karol ne comprit pas, et resta comme une statue. Salvator comprit tout de suite, et sans pitié pour lui, car il avait bien deviné que la mort de Lucrezia était son œuvre incessante, il lui dit à voix basse en le poussant en arrière : « Courez aux autres enfants, emmenez-les, cela les tuerait. Leur mère est morte ! »

Ce dernier mot frappa au cœur de Célio. Il regarda le visage de sa mère, il vit qu’elle était morte en effet, quoiqu’elle eût encore l’œil ouvert et tranquille et la bouche souriante. Il tomba évanoui avec le cadavre sur le seuil du parc.

Karol ne vit rien de ce qui se passait. Une heure après, il était seul, toujours debout devant la grille, pétrifié, hébété. Il lisait sur une pierre qui se trouvait en face de lui, un vers que le temps et la pluie n’avaient jamais pu effacer :

Lasciate ogni speranza, voi ch’entrate !

Il le relisait et cherchait à se rappeler en quelle circonstance il l’avait déjà remarqué. Il avait perdu le sentiment de la douleur.

En mourut-il ou devint-il fou ? Il serait trop facile d’en finir ainsi avec lui ; je n’en dirai plus rien…… à moins qu’il ne me prenne envie de recommencer un roman où Célio, Stella, les deux Salvator, Béatrice, Menapace, Biffi, Tealdo Soavi, Vandoni et même Boccaferri, joueront leur rôle autour du prince Karol. C’est bien assez de tuer le personnage principal, sans être forcé de récompenser, de punir ou de sacrifier un à un tous les autres.


FIN DE LUCREZIA FLORIANI.