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LUCREZIA FLORIANI.

à adorer d’abord les enfants, à s’en occuper sans cesse, à leur accorder tout ce qui peut les rendre heureux et aimables, sauf à les morigéner et les arrêter ensuite quand ils en abusent, à les gronder parfois avec énergie et chaleur pour les récompenser tendrement quand ils le méritent, tout cela se trouva l’opposé de sa manière de voir. Selon lui, il ne fallait pas tant se familiariser avec eux, afin d’avoir moins de peine à se faire craindre, au besoin. Il ne fallait pas les tutoyer et les caresser, mais les tenir à distance, en faire, de bonne heure, de petits hommes et de petites femmes bien sages, bien polis, bien soumis, bien tranquilles. Il fallait leur enseigner prématurément beaucoup de choses qu’ils ne pouvaient croire ni comprendre, afin de les habituer à respecter la règle établie, l’usage, la croyance générale, sans s’occuper d’abord d’une chose qu’il regardait comme impossible, c’est-à-dire de les convaincre de l’utilité et de l’excellence du principe dont ces usages et ces règles ne sont que la conséquence. Enfin il fallait oublier qu’ils étaient des enfants, leur ôter le charme, le plaisir et la liberté de cette première existence qui leur revient de droit divin, faire travailler leur mémoire pour éteindre leur imagination ; développer l’habitude de la forme et retarder l’explication du fond ; faire, en un mot, tout l’opposé de ce que faisait et voulait faire la Floriani.

Il faut se hâter de dire que cette manie de contrecarrer, et ce blâme fatigant, n’étaient pas continuels et absolus chez le prince. Quand sa jalousie ne l’obsédait point, c’est-à-dire dans ses moments lucides, il disait et pensait tout le contraire. Il adorait les enfants, il les admirait en toutes choses, même là où il n’y avait rien à admirer. Il les gâtait plus que la Floriani, et se faisait leur esclave, sans s’apercevoir, le moins du monde, de son inconséquence. C’est qu’alors il était heureux et se montrait sous le côté angélique et idéal de sa nature. Les accès d’ivresse que lui donnait l’amour de la Floriani étaient le thermomètre qui marquait l’apogée de sa douceur, de sa bonté et de sa tendresse. Ah ! quel séraphin, quel archange il eût été, s’il avait pu rester toujours ainsi ! Dans ces moments-là, qui duraient parfois des heures, des jours entiers, il était tout bienveillance, tout charité, tout miséricorde, tout dévouement pour tous les êtres qui l’approchaient. Il se détournait du chemin pour ne pas écraser un insecte, il se serait jeté dans le lac pour sauver le chien de la maison. Il eût fait le chien lui-même pour entendre les éclats de rire du petit Salvator ; il se fût fait lièvre ou perdrix pour donner à Célio le plaisir de tirer un coup de fusil. Sa tendresse et son effusion allaient jusqu’à l’excès, jusqu’à l’absurde. C’était alors un de ces enthousiastes sublimes qu’il faut enfermer comme des fous ou adorer comme des dieux.

Mais aussi quelle chute, quel cataclysme épouvantable dans tout son être, quand, à l’accès de joie et de tendresse, succédait l’accès de douleur, de soupçon et de dépit ! Alors, tout changeait de face dans la nature. Le soleil d’Iseo était armé de flèches empoisonnées, la vapeur du lac était pestilentielle, la divine Lucrezia était une Pasiphaé, les enfants de petits monstres ; Célio devait périr sur l’échafaud, Laërtes était enragé, Salvator Albani était le traître Yago, et le vieux Menapace le juif Shylock. Des nuages noirs s’amoncelaient à l’horizon, tout pleins de Vandoni, de Boccaferri, de Mangiafoco, de rivaux déguisés en mendiants, en commis-voyageurs, en curés, en laquais, en colporteurs et en moines, ces nuées allaient s’ouvrir et faire pleuvoir sur la villa une armée d’anciens amis, d’anciens amants (ce qui était pour lui la même race de vipères) ! et la Floriani, souillée de hideux embrassements, l’appelait avec un rire infernal pour assister à cette orgie fantastique !

Ne croyez pas que son imagination, privée de frein et sans cesse excitée par une disposition naturelle et par une passion insensée, restât au-dessous de ce tableau. Il me serait impossible de la suivre et de vous la faire suivre dans les tourbillons délirants qu’elle parcourait. Jamais le Dante n’a rêvé de supplices semblables à ceux que se créait cet infortuné. Ils étaient sérieux à force d’être absurdes, et il n’est point d’apparition grotesque qui ne fasse peur aux enfants, aux malades et aux jaloux.

Mais comme il était souverainement poli et réservé, jamais personne ne pouvait seulement soupçonner ce qui se passait en lui. Plus il était exaspéré, plus il se montrait froid, et l’on ne pouvait juger du degré de sa fureur qu’à celui de sa courtoisie glacée. C’est alors qu’il était véritablement insupportable, parce qu’il voulait raisonner et soumettre la vie réelle à laquelle il n’avait jamais rien compris, à des principes qu’il ne pouvait définir. Alors il trouvait de l’esprit, un esprit faux et brillant pour torturer ceux qu’il aimait. Il était persifleur, guindé, précieux, dégoûté de tout. Il avait l’air de mordre tout doucement pour s’amuser, et la blessure qu’il faisait pénétrait jusqu’aux entrailles. Ou bien, s’il n’avait pas le courage de contredire et de railler, il se renfermait dans un silence dédaigneux, dans une bouderie navrante. Tout lui paraissait étranger et indifférent. Il se mettait à part de toutes choses, de toutes gens, de toute opinion et de toute idée. Il ne comprenait pas cela. Quand il avait fait cette réponse aux caressantes investigations d’une causerie qui s’efforçait en vain de le distraire, on pouvait être certain qu’il méprisait profondément tout ce qu’on avait dit et tout ce qu’on pourrait dire.

La Floriani craignait que sa famille, et le comte Albani lui-même, ne vinssent à pressentir cette jalousie qu’elle devinait enfin, et dont elle se sentait humiliée mortellement. Elle en cachait donc avec soin les causes misérables et s’efforçait d’en adoucir les déplorables effets. Après s’être beaucoup inquiétée d’abord pour la santé et pour la vie du prince, elle put constater qu’il ne se portait jamais mieux que quand il s’était livré à des agitations et à des colères intérieures, qui eussent tué tout autre que lui. Il est des organisations qui ne puisent leur force que dans la souffrance, et qui semblent se renouveler en se consumant, comme le phénix. Elle cessa donc de s’alarmer, mais elle commença à souffrir étrangement d’une intimité à laquelle l’enfer des poëtes peut seul être comparé. Elle était devenue, entre les mains de ce terrible amant, la pierre que Sisyphe roule sans cesse au sommet de la montagne et laisse choir au fond d’un abîme ; malheureuse pierre qui ne se brise jamais !

Elle essaya de tout, de la douceur, de l’emportement, des prières, du silence, des reproches. Tout échoua. Si elle était calme et gaie en apparence, pour empêcher les autres de voir clair dans son malheur, le prince, ne comprenant rien à cette force de volonté qui n’était pas en lui, s’irritait de la trouver vaillante et généreuse. Il haïssait alors en elle, ce qu’il appelait, dans sa pensée, un fonds d’insouciance bohémienne, une certaine dureté d’organisation populaire. Loin de s’alarmer du mal qu’il lui faisait, il se disait qu’elle ne sentait rien, qu’elle avait, par bonté, certains moments de sollicitude, mais, qu’en général, rien ne pouvait entamer une nature si résistante, si robuste et si facile à distraire et à consoler. On eût dit qu’alors il était jaloux même de la santé, si forte en apparence, de sa maîtresse, et qu’il reprochait à Dieu le calme dont il l’avait douée. Si elle respirait une fleur, si elle ramassait un caillou, si elle prenait un papillon pour la collection de Célio, si elle apprenait une fable à Béatrice, si elle caressait le chien, si elle cueillait un fruit pour le petit Salvator : « Quelle nature étonnante !… se disait-il, tout lui plaît, tout l’amuse, tout l’enivre. Elle trouve de la beauté, du parfum, de la grâce, de l’utilité, du plaisir dans les moindres détails de la création. Elle admire tout, elle aime tout ! — Donc elle ne m’aime pas, moi, qui ne vois, qui n’admire, qui ne chéris, qui ne comprends qu’elle au monde ! Un abîme nous sépare ! »

C’était vrai, au fond : une nature riche par exubérance et une nature riche par exclusiveté, ne peuvent se fondre l’une dans l’autre. L’une des deux doit dévorer l’autre et n’en laisser que des cendres. C’est ce qui arriva.