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LUCREZIA FLORIANI.

main à plusieurs reprises, en lui demandant pardon. Mais pardon de quoi ? Voilà ce qu’elle ne put jamais savoir, malgré les investigations de sa tendresse. Ses manières étaient aussi changées que sa figure et son langage. Il s’était dit que, s’il se décidait à rentrer chez elle, il devait prendre avec lui-même l’engagement de ne lui faire aucune question, aucun reproche, de ne point avilir son propre amour par des paroles blessantes de part ou d’autre ; enfin, il se raidissait pour ainsi dire dans une sorte de religion chevaleresque et dans un redoublement de respect extérieur, comme s’il eût cru réparer par là le tort qu’il lui avait fait dans son âme en la soupçonnant.

La Floriani avait toujours été vivement touchée de ce respect qu’il lui témoignait devant ses enfants et ses serviteurs. Rien, chez lui, ne lui rappelait le sans-gêne blessant et l’espèce d’abandon impertinent des amants heureux. Mais, dans le tête-à-tête, elle n’était pas habituée à lui voir détourner son front de ses lèvres et se rejeter sur ses mains en saluant comme un abbé qui rend hommage à une douairière. Elle essaya de rompre cette glace, elle lui fit de tendres reproches, elle le railla amicalement : tout fut inutile. Il se hâtait de retourner vers la maison, car il sentait que sa souffrance n’était pas assez calmée pour lui permettre de paraître heureux.

Salvator ne fut point étonné de voir, ce jour-là, son ami silencieux et sombre ; il l’avait vu si souvent ainsi ! « Je suis inquiète ce matin, lui dit tout bas Lucrezia ; Karol est pâle et triste. — Tu devrais être habituée à le voir s’éveiller tout différent de ce qu’il était en s’endormant, répondit Salvator. N’est-il pas mobile et changeant comme les nuages ?

— Non, Salvator, il n’est point ainsi. Depuis deux mois, c’est un ciel pur et brûlant, sans un seul nuage, sans la moindre vapeur.

— En vérité ! quelle merveille tu me contes là ? Je peux à peine te croire.

— Je te le jure. Que peut-il donc avoir aujourd’hui ?

— Mais rien ! il aura fait un mauvais rêve.

— Il n’en faisait plus que de beaux !

— C’était un grand hasard ou un grand prodige ; moi, je ne l’ai jamais vu une semaine… que dis-je ? un jour entier, sans tomber dans quelque accès de mélancolie.

— Et à propos de quoi y tombait-il si souvent ?

— Tu me demandes là ce que je n’ai jamais pu lui faire dire. Karol n’est-il pas un hiéroglyphe ambulant, un mythe personnifié ?

— Il ne l’a pas été pour moi jusqu’à cette heure ; et, puisque, j’avais trouvé, à mon insu, le moyen de le rendre heureux et confiant, il faut bien que je lui aie déplu en quelque chose depuis hier.

— Vous êtes-vous querellés cette nuit ?

— Querellés ? quel mot !

— Oh ! tu es devenue sublime comme lui, je le vois bien, et il faut se faire un vocabulaire choisi exprès pour vous deux. Eh bien, voyons, n’avez-vous pas touché à quelque point douloureux de votre existence à l’un ou à l’autre, en causant ensemble la nuit dernière ?

— La nuit dernière, comme toutes les autres nuits, je n’ai pas quitté mes enfants. Nous nous retirons de bonne heure, je me lève avec le jour, et, tandis que les petits sommeillent encore ou babillent avec leur bonne en se levant, je vais éveiller doucement Karol, et nous causons ensemble ; le plus souvent, nous nous regardons et nous nous adorons sans nous rien dire. Ce sont deux heures de délices, où jamais un mot pénible, une réflexion positive, un souvenir quelconque des ennuis et des maux de la vie réelle, n’ont trouvé place. Ce matin, j’ai été ouvrir ses fenêtres comme à l’ordinaire, comme j’en ai pris l’habitude durant sa maladie.

Il était déjà sorti, ce qui ne lui était encore jamais arrivé. Il est resté deux heures absent. Il avait l’air égaré en rentrant, il disait des paroles que je ne comprends pas, ses manières étaient bizarres. Il m’a fait presque peur, et, maintenant, son abattement, le soin qu’il prend de ne pas rester avec nous, me font mal. Toi, qui le connais, tâche de lui faire dire ce qu’il a !

— Moi, qui le connais, je ne puis rien te dire, sinon qu’il a été gai hier soir, ce qui était un signe certain qu’il serait triste ce matin. Il n’a jamais eu une heure d’expansion dans sa vie, sans la racheter par plusieurs heures de réserve et de taciturnité. Il y a certainement à cela des causes morales, mais trop légères ou trop subtiles pour être appréciables à l’œil nu. Il faudrait un microscope pour lire dans une âme où pénètre si peu de la lumière que consomment les vivants.

— Salvator, tu ne connais pas ton ami, dit la Lucrezia : ce n’est point là son organisation. Un soleil plus pur et plus éclatant que le nôtre rayonne dans son âme ardente et généreuse.

— Comme tu voudras, répondit Salvator en souriant ; alors, tâche d’y voir clair, et ne m’appelle pas pour tenir le flambeau.

— Tu railles, mon ami ! reprit la Floriani avec tristesse, et pourtant je souffre ! Je m’interroge en vain, je ne vois pas en quoi j’ai pu contrister le cœur de mon bien-aimé. Mais la froideur de son regard me glace jusqu’à la moelle des os, et, quand je le vois ainsi, il me semble que je vais mourir.

XXII.

Quelques mots de franche explication eussent guéri les souffrances de la Floriani et de son amant ; mais il eût fallu qu’en demandant à connaître la vérité, Karol pût avoir confiance dans la loyauté de la réponse ; et, quand on s’est laissé dominer par un soupçon injuste, on perd trop de sa propre franchise pour se reposer sur celle d’autrui. D’ailleurs, ce malheureux enfant n’avait pas sa raison, et il n’en conservait que juste assez pour savoir que la raison ne le persuaderait pas.

Heureusement ces natures promptes à se troubler et folles dans leurs alarmes, se relèvent vite et oublient. Elles sentent elles-mêmes que leur angoisse échappe aux secours de l’affection, et qu’elle ne peut cesser qu’en s’épuisant d’elle-même. C’est ce qui arriva à Karol. Le soir de cette sombre journée, il était déjà fatigué de souffrir, il s’ennuyait de la solitude ; la nuit, comme il y avait longtemps qu’il n’avait dormi, il subit un accablement qui lui procura du repos. Le lendemain il retrouva le bonheur dans les bras de la Floriani ; mais il ne s’expliqua pas sur ce qui l’avait rendu si différent de lui-même la veille, et elle fut forcée de se contenter de réponses évasives. Cela resta en lui comme une plaie qui se ferme, mais qui doit se rouvrir, parce que le germe du mal n’a pas été détruit.

Lucrezia n’oublia pas aussi vite ce que son amant avait souffert. Quoiqu’elle fût loin d’en pénétrer le motif, elle en ressentit le contre-coup. Ce ne fut pas chez elle une douleur soudaine, violente et passagère. Ce fut une inquiétude sourde, profonde et continuelle. Elle persista, en dépit de Salvator, à croire qu’il n’y a pas de souffrance sans cause ; mais elle eut beau chercher, sa conscience ne lui reprochant rien, elle fut réduite à croire que Karol avait senti se réveiller en lui, ou le souvenir de sa mère, ou le regret d’avoir été infidèle à la mémoire de Lucie.

Karol était donc redevenu calme et confiant, avant que la Floriani se fût consolée de l’avoir vu malheureux ; mais, au moment où elle se rassurait enfin et commençait à oublier l’effroi que lui avait causé ce nuage, une circonstance réveilla la souffrance de Karol. Et quelle circonstance ? nous osons à peine la rapporter, tant elle est absurde et puérile. En jouant avec Laërtes, la Floriani, touchée de sa grâce et de son regard tendre, lui donna un baiser sur la tête. Karol trouva que c’était une profanation, et que la bouche de Lucrezia ne devait pas effleurer la tête d’un chien. Il ne put s’empêcher d’en faire la remarque avec une certaine vivacité qui trahit sa répugnance pour les animaux. La Floriani, étonnée de le voir prendre au sérieux une pareille chose, ne put se défendre d’en rire, et Karol fut profondément blessé.

— Mais quoi, mon enfant, lui dit-elle, aimeriez-vous