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LUCREZIA FLORIANI.

gente lui parurent offrir une allusion affreuse et peut-être quelque peu vraie, car il se hâta de l’effacer. Puis, en relisant, malgré lui, le dernier vers, il fut saisi d’une terreur superstitieuse, en songeant que les enfants prophétisent souvent sans le savoir, et disent en riant d’effroyables vérités. Il cueillit une poignée d’herbe et en frotta la muraille ; mais, par un hasard fort simple, le dernier vers, portant sur une pierre moins polie que les autres, ne s’effaça pas entièrement et resta visible malgré tous les efforts de Karol.



Jusqu’au chien de Célio qui courait. (Page 47.)

— Eh bien ! dit-il en s’élançant dans le parc, cela est écrit ainsi au livre de ma destinée. Pourquoi mes yeux en seraient-ils offensés ? Ô Lucrezia, tu ne m’avais donné que du bonheur ; à présent que je vais souffrir par toi et pour toi, je vois à quel point je t’aime !

La Floriani était déjà très-inquiète, elle avait cherché Karol dans tout le parc, ne concevant pas que, contrairement à ses habitudes, il se fût levé avant elle et qu’il eût été se promener sans elle. Elle était dans la chaumière du pêcheur lorsqu’elle vit le prince effacer l’inscription et rentrer précipitamment comme si, de même que Laërtes, il eût craint d’être grondé. Elle courut après lui, et, l’enlaçant dans ses bras : « Vous trouvez donc, lui dit-elle, que ce serait un grave mensonge ? »

Karol n’avait guère l’esprit présent ; il ne songeait pas qu’elle eût pu le voir effacer les vers du Dante ; il ne pensait déjà plus à ces vers, mais bien à la trahison possible de Salvator. Il crut qu’elle répondait à ses secrètes pensées, qu’elle avait deviné ses angoisses, épié son essai de fuite ; que sais-je ? tout ce qu’il y avait de plus invraisemblable lui vint à l’esprit, et il répondit d’un air effaré : « Soyez-en juge vous-même, il ne m’appartient pas de répondre pour vous. »

Lucrezia fut un peu étonnée et commença à redouter quelque accès d’excentricité. Salvator l’en avait prévenue à diverses reprises avant qu’elle donnât son cœur au prince. Mais elle n’avait pu y croire, parce que, depuis sa maladie, Karol avait toujours été ravi au septième ciel et ne lui avait jamais causé un instant d’effroi. Elle se demanda s’il était bien guéri, s’il n’était pas menacé d’une rechute imminente, ou bien si, réellement, son cerveau était faible et tourmenté d’idées fantasques. Elle l’interrogea. Il ne voulut point répondre, et lui baisa la