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LUCREZIA FLORIANI.

comment l’herbe croît et comment le blé germe, et, ne se doutant pas qu’il y a là un plus grand miracle que dans toutes les œuvres humaines, il dit tranquillement que c’est un fait naturel. Parlez-lui de ces choses qui peuvent se démontrer et s’expliquer, d’un bateau à vapeur, par exemple, ou d’un chemin de fer, il sourit et ne répond pas. Il ne croit pas à l’existence de ce qu’il n’a pas vu, et si on lui disait d’aller à l’autre rive du lac pour s’en convaincre par ses yeux, il n’irait pas, dans la crainte d’une mystification.



À ton âge je gagnais déjà cela. (Page 42.)

« Ma vie ne lui a rien appris du monde, des arts, de la puissance des dons intellectuels, de l’échange des idées. Il n’a jamais fait de questions là-dessus, et n’entendrait pas parler sans déplaisir de ce qui lui est absolument étranger. Il pense que si j’ai fait fortune dans la carrière de l’art, c’est grâce à des circonstances fortuites qu’il ne me conseillerait pas de tenter une seconde fois. Et puis, il fait ce raisonnement très-spécieux et très-naïf à la fois : « Vous autres artistes, vous gagnez beaucoup d’argent, mais vous avez besoin d’en dépenser encore plus. Ce goût-là vous vient en vous fréquentant les uns les autres et en courant le monde. De sorte que vous travaillez à outrance pour arriver à vous amuser un peu. Moi, qui ne dépense rien, qui n’ai pas le goût du plaisir, je gagne moins, mais ce que j’ai acquis, je le conserve. Ma profession est donc plus agréable et plus lucrative que la vôtre ; vous êtes pauvres, et je suis riche ; vous êtes esclaves, et je suis libre. »

« De là son peu d’estime et d’admiration pour la gloire que j’ai acquise. Il n’en est point flatté, et si vous voulez que je vous le dise, cette sorte de dédain pour la fumée de mes triomphes me paraît un des côtés les plus intéressants et les plus respectables de son caractère. La carrière que j’ai fournie a trop contrarié ses idées d’ordre élémentaire pour qu’il m’ait conservé une grande tendresse ; d’ailleurs, la tendresse proprement dite n’a jamais habité son cœur. Tout se traduit chez lui en principes d’équité rigide et froide. Quand ma mère mourut en me donnant le jour, il fit serment de ne jamais se remarier si je vivais, persuadé qu’une belle-mère ne pouvait aimer les enfants d’un premier lit. Et il tint son serment, non par amour pour la mémoire de sa femme, mais par sentiment de son devoir envers moi. Il m’a élevée avec toutes sortes de soins et une surveillance dont peu d’hom-