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KOURROGLOU.

heureux parmi les héros de sa race, va l’abandonner peu à peu, parce qu’il a abusé de ces dons du ciel. Je parle comme un rapsode turcoman, faites-moi le plaisir de m’écouter en bons Turcomans ; oui, c’étaient là des dons du ciel ! Il était le plus grand des fourbes. Honte à lui ! il va devenir confiant et sincère, parce qu’une fois il a fait un mauvais usage de sa ruse et de sa prudence. Il dressait des embûches, et l’ennemi ne manquait jamais d’y tomber : gloire à lui ! mais une fois il a tendu le piége à celui qu’il devait respecter, et désormais il sera pris dans ses propres filets : malheur à lui ! Il était bandit et meurtrier, rien de mieux ! Une fois il est devenu assassin : désormais le poignard sera toujours levé sur lui. Malheur au fils de l’aveugle !

Voilà, je crois, le raisonnement qu’il faut mettre dans la bouche du rapsode, pour comprendre la septième rencontre et la suite des jours de Kourroglou. Appelons maintenant l’exemple à notre aide.

Kourroglou avait, comme on sait, l’innocente habitude de détrousser les marchands qui poussaient la folie ou l’insolence jusqu’à lui refuser un modeste tribut de cinq cents tumans en passant sur ses terres. Mais il n’avait pas souvent cet embarras, parce que les riches voyageurs, ayant appris à le connaître, allaient désormais au-devant de ses désirs, et ne se faisaient plus tirer l’oreille pour s’exécuter. Kourroglou était si sûr de son fait, qu’il s’en allait tout seul, déguisé, le plus souvent en aushik (chanteur improvisateur), au beau milieu de la caravane ; et quand il s’était un peu diverti aux dépens de ses hôtes, quand il leur avait bien fait peur de l’ogre Kourroglou ; quand il leur avait dit : « Seigneurs, prenez garde ! Kourroglou est toujours là où on l’attend le moins ; peut-être est-il déjà parmi vous ; mais, pour sûr, il y sera bientôt. » Alors le sycophante, en les voyant pâlir, renfonçait sa guitare, levait sa massue, et criait de sa voix de stentor : « Voilà Kourroglou ! » Aussitôt les marchands de se prosterner, de se frapper la poitrine, de s’arracher la barbe et de crier merci ! « Guerrier, disaient-ils, nous savons que tu as porté le tribut à cinq cents tumans ; mais si tu exiges le double, nous te le donnerons à condition que nous ne verrons pas le visage de Daly-Hassan. » On se rappelle que ce Daly-Hassan, ancien brigand pour son compte personnel, vaincu par Kourroglou, s’est attaché à lui par reconnaissance, a grossi son armée par de nombreux enrôlements, et qu’il se distingue dans toutes les entreprises. Mais il paraît que sa cruauté est excessive. Lorsque Kourroglou, toujours fidèle aux lois qu’il a instituées, a répondu aux marchands : « Oh non ! c’est bien assez ! » il revient vers ses compagnons, et Daly-Hassan, qui l’attend au pied de la montagne en léchant ses moustaches comme un tigre qui a soif, lui demande la permission d’essayer le tranchant de son sabre sur ces marauds, afin de leur arracher quelques barils de vin par-dessus le marché. Mais Kourroglou lui répond : « Vous connaissez le proverbe arabe : la justice constitue la moitié de la religion ! » Et il rentre à Chamly-Bill les poches pleines d’or et le cœur de bons sentiments.

Mais, hélas ! il est arrivé ce jour néfaste où le héros doit être mis à la plus rude épreuve, et où sa vanité doit déchaîner les malédictions suspendues sur sa tête. Il faut suivre ce récit dans l’original.

« Un jour, Mohammed-Beg, de la tribu des Kajars, vint visiter Kourroglou avec douze mille hommes de cavalerie. Ils demeurèrent à Chamly-Bill, buvant et festoyant, jusqu’à ce que les celliers et les cuisines de Kourroglou fussent complètement vides. Le sommelier et le cuisinier vinrent ensemble l’annoncer à Kourroglou, et dirent : « Tes hôtes ont mangé et bu tout ce qu’il y avait ici ; ils n’ont pas même laissé les croûtes ou la lie. »

Kourroglou envoya ses gardes rôder dans le voisinage, et bientôt après, on lui signala une caravane. Il fit seller Kyrat ; et, armé de pied en cap, il se dirigea vers la prairie.

Il regarda et vit une immense caravane campée sur ses pâturages. Tout annonçait que le marchand était un homme puissamment riche. Et dans une tente dressée pour la circonstance, on voyait deux Turcs assis et jouant au trictrac. Kourroglou arriva jusqu’à eux, et dit : « Salam ! » Un des Turcs l’aperçut, et dit : « Homme, descends de cheval ! — Non, je ne veux pas descendre. — D’où viens-tu ? — Eh quoi ! n’avez-vous pu déjà reconnaître Kourroglou ? — Bien, cela est tout à fait différent. Kourroglou est un grand homme ; nous lui paierons un tribut pour le séjour que nous avons fait sur ses terres. » Kourroglou crut que le marchand voulait se débarrasser de lui par une plaisanterie ; car il ne s’était pas levé pour lui témoigner son respect quand le nom de Kourroglou était sorti de ses lèvres. Il se recula, et visant avec sa lance le Turc qui restait toujours assis, il fit cabrer son cheval. Le Turc lui dit alors froidement : « Retiens ton bras, Kourroglou. » La pointe de la lance avait déjà effleuré la poitrine du Turc ; mais Kourroglou retint son cheval et s’arrêta. Le Turc dit : « Tu devrais jeter un voile de femme sur ton visage. Il ne convient pas à des hommes d’agir ainsi. J’ai entendu raconter beaucoup de choses de toi ; mais je t’ai vu maintenant, et tu ne mérites pas ta renommée. Un homme brave donne à son ennemi le temps de se mettre en garde. C’est le rôle d’une femme de combattre sans avertir et de tuer par surprise. Laisse-moi au moins le temps de finir ma partie de trictrac, de prendre ensuite mes armes et de monter sur mon cheval. Nous nous battrons alors en duel. Si je te tue et si je délivre le collier du monde de tes étreintes rapaces, des prières seront dites pour ton âme. Si, au contraire, tu réussis à me tuer, tu prendras toutes les richesses et les marchandises rassemblées en ce lieu. »

Kourroglou écouta patiemment et reconnut la justice de ces paroles. Il attendit donc qu’il plût au marchand de s’armer et de monter à cheval. Quand cela fut fait, le Turc dit : « Kourroglou, tu dois commencer ; tu es libre de m’attaquer de telle manière et avec telle arme qu’il te plaira. »

Kourroglou avait dix-sept armes sur lui, et il fit autant d’attaques différentes ; mais elles furent toutes parées ou repoussées.

Le Turc s’écria : « Viens plus près, prends-moi par la ceinture, et vois si tu peux me faire descendre de cheval. J’aimerais à éprouver ta force. » Kourroglou saisit le marchand à la ceinture et tâcha de le désarçonner ; mais le Turc se tint ferme sur la selle, comme s’il y eût été cousu.

Le Turc dit : « C’est maintenant à mon tour ; laisse-moi te faire éprouver ma force. » Il saisit la ceinture de Kourroglou, et le secoua d’une telle façon, que ce dernier fut sur le point de tomber ; et même un de ses pieds avait déjà perdu l’étrier.

Le Turc, comme s’il dédaignait de profiter de sa victoire, lâcha la ceinture de Kourroglou, quitta son armure, et, descendant de cheval, il invita Kourroglou à entrer sous sa tente et à devenir son hôte.

Kourroglou descendit avec soumission de dessus Kyrat, se glissa dans la tente comme un rat, et prit humblement un siége. Il se sentait si honteux, qu’il osait à peine respirer. Le Turc baissa la tête comme auparavant, et se remit à jouer au trictrac avec son compagnon. Kourroglou vit que le Turc était un homme plein de courage et de noblesse. Fidèle à son habitude de dire en face à l’homme brave qu’il était brave, et au poltron qu’il était poltron, il accorda sa guitare, et chanta au marchand l’air suivant :

Improvisation. — « J’ai demandé à ses esclaves et à ses serviteurs qui il était. Ils ont tous répondu : C’est le seigneur des seigneurs, un marchand guerrier. Il possède plus d’or qu’on n’en peut trouver dans Alep ou dans Damas. C’est le lion du désert. Son coursier est couvert de la dépouille du léopard. Il ne daigne pas jeter un regard sur un ennemi ou sur un ami. J’ai lancé mon cheval contre lui, j’ai levé ma massue au-dessus de sa tête. Le marchand alors a poussé un cri, et s’est élancé de sa place. »

Le Turc sourit, et regarda l’autre joueur d’une manière significative (car il était évident que le chanteur mentait par habitude de se vanter). Kourroglou dit dans son cœur : « Le maudit se raille de moi. » Il reprit ainsi :