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KOURROGLOU.

n’est pas convenable que je me montre sous ces haillons. » Il ôta donc ses vieux habits, et ayant dépouillé Daly-Mehter, il changea de vêtements avec lui. Il trouva dans la poche de l’ivrogne la clé de la chaîne de Durrat, conduisit le cheval hors de l’écurie, lui mit la selle sur le dos, et s’en fut comme une étoile filante sur la route qui conduisait au camp de la tribu de Haniss.

Kourroglou vint de bonne heure à l’écurie ; il n’avait point de ceinture, car il sortait du harem. Il regarda et vit Kyrat à sa place ordinaire, mais Durrat avait disparu. Il devina tout de suite que la tête chauve l’avait volé. Il appela l’écuyer. Daly-Mehter se releva, se frotta les yeux, et salua. « Vilain, que signifient ces haillons que je vois sur toi ? Quel est ce tour de jongleur ? »

Le pauvre écuyer regardait ses habits, et n’en pouvait croire ses yeux. « Où est Durrat ? — Seigneur, Hamza doit l’avoir emmené pour le promener ou le faire boire. — Ne te disais-je pas, que c’était un voleur de chevaux ? Vite, que l’on selle Kyrat ! »

Kourroglou, armé, monta au sommet de la plus proche montagne, sur laquelle ses sentinelles avancées étaient postées ; il examina le pays, à l’aide d’un télescope, jusqu’à ce qu’il découvrit enfin le fuyard. Il le vit volant comme une flèche vers ses tentes.

Il fut transporté de rage et rugit sur la montagne : « Misérable voleur, où fuis-tu, où fuis-tu ? Tu peux aller aussi loin que Stamboul ; je t’y suivrai, et je m’emparerai de toi. »

La voix de Kourroglou, quand il était en colère, pouvait s’entendre à un mille de distance. Hamza la reconnut de loin, et dit : « Ô père céleste, la vie est douce : Malheur, malheur à moi ! » Il regarda devant lui, et vit un village à peu de distance. Il dit dans son cœur : « Si je pouvais gagner ce village, mon âme pourrait encore être sauvée. » On voyait un profond ravin à l’entrée du village. « Qui peut dire, pensa Hamza, si, avant que j’aie atteint ce village, Kourroglou n’aura pas brûlé mon père ! »

Au fond du ravin se trouvait un moulin ; le meunier était absent, et les roues restaient oisives. Hamza y courut, attacha la bride de Durrat à la porte, et entra dans le bâtiment désert. Là, il trouva la robe du meunier qu’il mit sur lui, et il se frotta de farine de la tête aux pieds.

On sait que lorsqu’un homme a fait une course rapide, ses yeux sont comme couverts d’un brouillard, et que sa vue n’est pas très-claire pendant quelque temps. Kourroglou ne reconnut pas Hamza, et demanda : « Meunier, où est le cavalier qui monte le cheval attaché à ta porte ?

— Ô mon agha ! le cavalier s’est précipité ici, saisi d’une telle crainte, qu’il a couru sa cacher sous la roue. »

Kourroglou, tout tremblant de rage, descendit de cheval : « Tiens mon cheval. » Il tira alors son poignard, et courut à la recherche du voleur. Kyrat avait cette qualité, qu’il obéissait en toute chose à quiconque le recevait en dépôt de la main de Kourroglou. Il se laissa guider comme un enfant. Hamza, qui n’était pas sot, jeta la robe de meunier à bas, et sauta sur Kyrat. Il essaya d’un temps de galop, et revint attendre tranquillement Kourroglou, qui, ayant tourné sens dessus dessous tout ce qu’il y avait dans le moulin, et n’y trouvant pas une âme, sortit et vit Durrat à la porte. Aux pieds de Durrat, la robe du meunier gisait par terre ; un peu plus loin on voyait le victorieux Hamza sous sa propre forme, monté sur Kyrat. Il pensa dans son cœur : « J’ai fait là un marché capital ! plaise à Dieu que je ne le regrette pas quand il sera trop tard ! » Et il s’écria : « Hamza-Beg ! — Quel est ton plaisir, noble guerrier ? — Nous allons revenir à la maison, mais nous irons au pas, les chevaux sont fatigués. — Où dis-tu que tu veux aller ? — À Chamly-Bill. Tu m’as offensé sans raison ; et je suis venu te chercher en personne. — Ne plaisante pas davantage, Kourroglou. J’ai cherché le cheval dans le ciel, mais, Dieu soit loué, je l’ai trouvé sur la terre. Tu as daigné me faire présent de Kyrat, de ta propre main. Puisses-tu jouir d’une vie et d’un bonheur sans fin ! Seulement ne me demande pas de te suivre. — Je t’en conjure, je l’en prie, Hamza, je deviendrai ton esclave ! Dis, sont-ce des richesses, un cheval, une femme, que tu convoites ? Guerrier, je te jure que tu auras toute chose en abondance. Tu as le choix ; tout ce que je possède t’appartient. — Je ne serai pas la dupe de ta ruse. Ce que je désire ne t’appartient pas : je te ferai connaître la vérité. J’aime la plus jeune des filles de Hassan-Pacha, qui a promis de me la donner pour femme, en échange de Kyrat. Depuis six mois et plus, je languissais de désespoir à Chamly-Bill. Maintenant regarde, j’emmène Kyrat, et tu es toi-même la cause de mon bonheur. Puisses-tu vivre heureux et longtemps ! Je m’en vais prendre femme. — Hamza-Beg ! rends-moi seulement le cheval, et je t’apporterai sur mon sabre la tête de Hassan-Pacha. — Ce serait une conduite basse de ma part ; quelle preuve de courage montrerais-je aux yeux de ma fiancée ? »

Les prières et les promesses de Kourroglou ne servirent à rien. Hamza jura par la plus pure essence de Dieu qu’il ne rendrait pas le cheval. Kourroglou poussa un profond soupir du fond de sa poitrine, et dit : « Hamza-Beg ! permets-moi de chanter un air qui me vient à la mémoire. »

Improvisation. — « Sans Kyrat, la vie et le monde ne sont qu’un fardeau pour moi. Pauvre Kourroglou ! maintenant que Kyrat a quitté tes mains, tu dois te frapper la tête de douleur, Kourroglou ! »

Hamza regardait Kourroglou pendant que celui-ci continuait de chanter ainsi :

Improvisation. — « Tu as dû demander Kyrat à Dieu même. La queue de Kyrat était un bouquet de fleurs. Monter sur lui c’était monter le bonheur en personne. Ô Kourroglou ! que Dieu te le rende ! Je me noie dans une mer profonde ; le chagrin de la perle de Kyrat se pose comme une pierre sur mon âme, et m’entraîne dans l’abîme. Je suis un paysan, un meunier, loin de moi cette épée, Kourroglou, tu devras maintenant crier « du blé, du blé[1] ! »

Kourroglou avait l’air d’un fou, il disait : « Sans Kyrat je ne mérite pas d’être un guerrier. »

Hamza dit : « Ô Kourroglou ! tes paroles ont brûlé mon foie. Va à Chamly-Bill, et demeure en repos pendant six mois. À la fin de ce temps, tu peux prendre l’habit d’un Aushik[2], et venir au camp de la tribu de Haniss. Je vais y mener Kyrat, et j’épouserai la fille du pacha ; mais je te jure que de même que j’ai reçu Kyrat de tes propres mains, de même je te rendrai de mes propres mains les rênes et le cheval. — Comment puis-je savoir, ô Hamza-Beg, si tu es sincère ou non dans tes paroles ? — Je jure par le plus pur être de Dieu. J’ai l’âme noble, et je te le répète encore, je conduirai moi-même Kyrat par la bride, et je te le rendrai. »

Cela dit, il tourna la tête de Kyrat, et s’en fut vers le camp de la tribu de Haniss. Kourroglou contempla son bien-aimé cheval jusqu’à ce qu’il eût disparu dans l’éloignement. Triste, et les yeux baissés, il retourna sur ses pas et monta sur Durrat. Tous les bandits étaient sortis de Chamly-Bill afin de voir quelle figure ferait Hamza, ramené par Kourroglou ; mais quand ils virent leur chef seul et monté sur Durrat, ils se dirent entre eux : « Kourroglou aura été attrapé par cette adroite tête pelée. » Ils eurent peur de la colère de Kourroglou, et se dispersèrent dans toutes les directions. Chacun d’eux comme un rat, se cacha dans quelque trou. Ayvaz seul fut assez hardi pour parler, et dit : « Agha, tu as fait un bon marché ; Durrat pour Kyrat ! As-tu pris le voleur ? — Va-t’en, sot enfant ! » Le jeune homme effrayé s’éloigna.

Kourroglou s’en fut dans le harem, et, pendant les six mois qui suivirent, il ne bougea pas de la chambre de Nighara. Au bout de ce temps, il dit : « Nighara, Hamza m’a fait une promesse : il faut que j’aille là-bas et que j’y meure ou que je revienne avec Kyrat. »

Il se leva, revêtit l’habit d’un Aushik, et, après avoir pris congé de sa femme, il partit.

En s’approchant du camp des Haniss, il se préparait à

  1. C’est un cri par lequel les meuniers sur la plate-forme de leur moulin font connaître qu’ils n’ont plus rien à moudre.
  2. Chanteur improvisateur.