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KOURROGLOU.

maigres et d’estropiés. — Qu’il en soit ainsi ! Fais comme il te plaira. — Combien as-tu de moutons ? — Je t’ai dit ce matin que j’en avais neuf cents ! — Combien de maigres et combien de gras ? — Je n’ai jamais de bétail maigre, mâle ou femelle ; tous mes moutons sont gras et en bon état. Aucun d’eux n’a plus de deux ans, et les brebis n’ont pas encore agnelé. — Bien, as-tu acheté ces moutons ou les as-tu élevés ? — Un menteur est pire qu’un chien, et je te dirai la vérité : j’en ai acheté la moitié, et j’ai élevé moi-même l’autre moitié. — Combien veux-tu les vendre la pièce ? — Je veux les vendre en bloc. — À quel prix ? — Maudit soit celui qui ment. Je te dirai la simple vérité. Je les ai achetés cinq piastres chacun, et tu les auras pour six. Il faut bien que j’aie au moins une piastre de profit dans le marché. Je ne désire pas en avoir davantage avec toi. »

Pendant qu’ils marchandaient ainsi, l’oreille d’Ayvaz suivait chaque parole qu’ils prononçaient. Il dit tout bas, à son père : « Je lui ai fait boire du vin, il ne sait pas ce qu’il dit. On ne peut pas acheter un mouton moins de cinq tumans. Comptez l’argent sans délai, père, et lorsqu’il l’aura reçu, il ne pourra plus se rétracter, quand même il recouvrerait la raison. »

Mir-Ibrahim ouvrit le sac où était l’argent, qu’il compta et versa ensuite dans le pan de la robe de Kourroglou. Ce dernier, voyant que plus de la moitié était déjà payée et que le compte avançait rapidement, dit dans son cœur : « Comment me débarrasserai-je de ce fripon de Turc ? » Il possédait une force de poignet si extraordinaire, qu’il pouvait serrer entre ses doigts une pièce de monnaie assez fort pour en effacer l’empreinte. Ayant ainsi effacé une piastre, il la jeta avec colère devant le boucher et s’écria : « Ceci est de la fausse monnaie. » Mais la ruse n’avait pas échappé à l’œil perçant d’Ayvaz, qui dit : « Roushan-Beg, nous ne sommes pas riches ; nous avons emprunté la moitié de cet argent ; pourquoi l’altères-tu méchamment ? » Kourroglou répliqua : « Ayvaz, mon enfant ! je n’ai ni marteau ni enclume avec moi. Les coquins d’ouvriers de la monnaie ont oublié de frapper les chiffres du sultan sur la piastre ; et il faudra que je perde dessus. » En disant ces mots, il se leva, jeta tout l’argent par terre, et dit d’une voix irritée : « Il y a cent bouchers dans Orfah ; je leur vendrai une portion des moutons, et je vous vendrai l’autre. » Et il s’éloigna. Les prières du boucher furent inutiles, et Kourroglou était sur le point de partir, lorsque Mir-Ibrahim, au désespoir, dit à son fils : « Puisses-tu mourir jeune[1], Ayvaz ; va, cours après lui, et prie-le de venir terminer le marché ; peut-être t’écoutera-t-il. »

Ayvaz eut rejoint Kourroglou en un moment, et, le prenant par les mains, il le supplia, en disant : « Je t’en conjure, mon oncle, ne sois pas fâché, et reviens. » Kourroglou, faisant semblant de s’adoucir, revint, et s’assit à sa première place. Quand l’argent fut tout compté, on s’aperçut qu’il manquait encore trente tumans. Le boucher dit : « Roushan-Beg, laisse le berger amener ici les moutons, nous les conduirons à la ville, où je lui paierai le reste de la somme. Tu dormiras dans ma maison, et tu partiras demain matin. » Kourroglou répliqua : « Je n’irai pas à Orfah, car j’ai entendu dire que ceux qui y passent la nuit avec de l’argent sont assassinés. Il faut que tu me payes ici même. — Je ne suis pas un voleur, Roushan-Beg ; cependant je ferai comme tu l’ordonnes. Reste ici avec Ayvaz ; et toi, mon enfant, sois gai et amuse notre oncle par ta conversation, pendant que je courrai à la ville chercher le reste de l’argent. »

Ainsi le boucher sans cervelle laissa son fils entre les mains de Kourroglou, et, enfourchant sa maigre rosse, il partit pour Orfah.

Kourroglou, sous prétexte d’aller chercher les quatre cages qu’il avait promises à Ayvaz, laissa ce dernier avec l’esclave, tandis qu’il retournait vers le berger. Il reprit son armure, ainsi que ses dix-sept armes. Alors il demanda au berger : « Où est mon cheval ? — Oh ! puisse ta maison tomber en ruine ! Ton cheval est aussi fou que toi-même. Je l’ai attaché par les quatre jambes dans ce ravin, et ne puis te dire s’il est mort ou vivant. » Kourroglou lui dit : « Misérable ! je souillerai le tombeau de ton père ! Tu as fait du mal à mon cheval, fils de chien ! » Et il courut sans délai vers le ravin, où il vit son Kyrat attaché d’une telle façon, qu’il ne pouvait bouger. Il détacha les liens de son cheval, le sella, serra la sangle, puis, l’ayant embrassé sur les deux yeux, il monta dessus et galopa vers Ayvaz. Il prit d’abord le sac de piastres, qu’il attacha derrière la selle avec des courroies. « Allons maintenant, mon Ayvaz, monte avec moi sur ce cheval et partons ! — Guerrier, tu te moques de moi ; mon oncle Roushan sera bientôt ici, et tu seras démonté par un seul coup de sa massue. — Frotte tes yeux, Ayvaz, et regarde ; ne reconnais-tu pas ton oncle ? » Ayvaz l’examina attentivement. « Oui, c’est lui, dit-il, c’est Roushan-Beg lui-même ; seulement son habit n’est pas le même. »

Il commença à pleurer, et s’écria : « Ô ma mère ! ô mon père ! où êtes-vous ? » Ses larmes et ses prières lui servirent peu. Kourroglou l’enleva sur sa selle, le plaça derrière lui, et ayant lié un shawl autour de son corps et de celui d’Ayvaz, il assujettit ce dernier à sa ceinture. Ensuite il donna un coup d’éperon à son cheval, le fouetta, et emporta sa proie. Le crédule esclave du boucher pensait que tout cela n’était qu’un jeu. Cependant il courut après lui et cria : « Trêve à ce jeu, trêve à cette plaisanterie. » À la fin il se fâcha, sortit un poignard du fourreau, et l’élevant devant Kourroglou, il dit : « Laissez l’enfant, ou je vous passe ce fer à travers le corps. » Kourroglou dit : « Voyez ce reptile ! Il faut que je montre quelque merci envers lui. » Alors il lança sa massue après lui, et le crâne de l’esclave fut écrasé comme la tête d’un pavot.

Le berger, qui vit ce meurtre, devint soucieux ; et, tremblant de frayeur, il commença à réciter les prières des mourants. Kourroglou lui ordonna d’approcher et d’ouvrir ses oreilles. Alors il délia sa bourse, en fit tomber bon nombre de piastres, et lui demanda : « Berger, as-tu vu un chameau[2] ? » Le berger répliqua : « Je n’ai pas même vu un mouton. » Kourroglou dit : « Berger, tu vas conduire à l’instant ce troupeau à la ville ; pendant ce temps j’enlèverai Ayvaz. » Ainsi le berger conduisit son troupeau à Orfah, tandis que Kourroglou emmenait Ayvaz à Chamly-Bill. L’enfant désolé criait douloureusement : « Malheur à moi ! je laisse ma tante derrière moi ; j’abandonne la femme de mon oncle ; malheur à eux, malheur à moi ! » Ses yeux étaient rouges et enflés comme des pommes. Kourroglou fit l’improvisation suivante :

Improvisation. — « Je te dis, Ayvaz, il ne faut pas pleurer. Ne tourmente pas mon cœur de tes regrets, ne te lamente point, Ayvaz ! »

Ce dernier, en réponse, fit l’improvisation suivante :

Improvisation — « Tu dis qu’il ne faut pas pleurer ! Comment puis-je retenir mes larmes, ô Kourroglou ? Tu me dis de ne pas te tourmenter de mes chagrins ; comment puis-je m’empêcher d’être triste ? »

Alors Kourroglou chanta :

Improvisation. — « Je revenais des champs, je revenais des déserts, et je demandais aux bergers s’ils ne t’avaient pas vu. Je t’ai séparé de ton vieux père ; Ayvaz, ne pleure pas. »

Ayvaz chanta ainsi :

Improvisation. — « Tu as rempli les sacs avec l’argent ; tu as déchiré le fond de mon cœur ; tu as courbé sous le chagrin le dos de mon père. Comment puis-je m’empêcher de pleurer, ô Kourroglou ?

Kourroglou chanta :

Improvisation. — « Ne suis-je pas Beg, ne suis-je pas Khan ? Ne serai-je pas pour toi un père, un tendre parent ? Ne crie pas, ne pleure pas, Ayvaz. »

Ayvaz chanta alors :

  1. « Mourir dans ton jeune âge », djevan merg shavi, et aussi merghi tu « sur ta mort », sont deux étranges expressions de tendresse employées par les Perses quand ils veulent obtenir une faveur de quelqu'un ou le flatter.
  2. « Avez-vous vu le chameau ? » Non ! stratur didi ? Ne ! Conte perse bien connu, et devenu maintenant un proverbe.