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KOURROGLOU.

ainsi, mon enfant ? — C’est du vin. — Bien, bien, je le vois à présent ; nous en avons en abondance dans notre pays. — Comment le faites-vous dans votre pays, mon oncle ? — Nous prenons de la crème, que nous mettons dans un sac de cuir, et puis nous le secouons jusqu’à ce que le beurre paraisse à la surface. On met le beurre dans le pilon, et l’on boit ce qui reste. — Puisses-tu mourir, oncle ! ceci est le abdough (lait de beurre). — S’il en est ainsi, pour l’amour de Dieu ! laisse-moi y goûter. — J’ai peur, mon oncle, que tu ne deviennes fou quand tu en auras bu. »

Kourroglou réitéra sa demande, jusqu’à ce qu’enfin Ayvaz, touché de pitié, consentit à lui en donner un verre. « Ô Dieu ! s’écria-t-il, maintenant je mourrai heureux, car Ayvaz m’a offert à boire de ses propres mains ! » Il vida le verre, et, comme il n’avait mouillé qu’une de ses moustaches, il dit : « Donne-m’en un autre verre, pour l’autre moustache. » Il continua ainsi de boire et eut bientôt vidé la bouteille jusqu’à la dernière goutte. Ayvaz dit alors d’une voix irritée : « N’oublie pas que ce n’est pas du lait de beurre : tu sentiras bientôt ta tête s’appesantir. » Kourroglou dit : « Mon petit oiseau de paradis ! tu ne penses à personne qu’à toi ! regarde-moi aussi. » Cela dit, il se leva, et, s’apercevant qu’il y avait encore six bouteilles d’eau-de-vie dans la niche, il les prit l’une après l’autre, et les vida jusqu’à la dernière goutte. Ayvaz s’écriait : « Ceci n’est pas du vin, mais de l’eau-de-vie, rustre ; pourquoi en as-tu bu plus d’une ! » Kourroglou dit : « Ô perroquet du paradis ! elles se mêleront dans mon ventre. » Ayvaz était fâché et se disait : « Il est ivre, il va bientôt tomber endormi ; alors, comment achèterons-nous ses moutons ? » Kourroglou prit un siége, et, regardant Ayvaz que le vin incommodait un peu, il prit une guitare et commençant à jouer, dit : « Ayvaz, que je sois ton esclave ! laisse-moi tirer quelques sons de ta guitare ! — Quoi ! sais-tu donc en jouer, oncle ? » Kourroglou dit : « Quand j’étais un enfant, un simple petit berger, mon père fit une petite guitare pour moi, avec un morceau de cèdre ; il y mit des cordes faites avec les crins d’une queue de cheval, et j’ai appris dessus à jouer un peu. » Ayvaz lui donna la guitare : Kourroglou l’accorda, et elle résonnait sous ses doigts comme un rossignol. L’enfant émerveillé écoutait avec ravissement. À la fin, reprenant son sang-froid, il demanda : « Oncle, peux-tu chanter aussi bien que tu joues ? — Je vais l’essayer et chanter, si tu me le permets. Que pouvons-nous faire de mieux ?… Nous sommes tous deux gris ; si je ne chante pas ici, où chanterais-je donc ? » Cela dit, il chanta l’improvisation suivante :

Improvisation. — « Remplissons nos verres, et buvons, buvons, fils du boucher ! Mais il ne faut pas répéter mes paroles. La rosée est descendue sur les joues de la rose[1]. Tu as vidé la coupe, tu es gris, même ivre-mort, tu es ivre, ivre-mort, toi, aujourd’hui fils du boucher, mais qui seras bientôt le mien. »

Quand Ayvaz eut entendu ces vers, il demanda : « Oncle, as-tu jamais vu Kourroglou ! »

Kourroglou fit l’improvisation suivante :

Improvisation. — « Les roses du jardin sont en pleine floraison ; les rossignols amoureux chantent, les vallées de Chamly-Bill sont obscurcies par de nombreuses tentes[2]. C’est là qu’est ma demeure. Ô fils du boucher !… »

Ici Kourroglou s’arrêta et se dit : « Si je terminais cette chanson par le nom de Kourroglou, le pauvre enfant mourrait de frayeur, restons encore berger un peu de temps. » Il chanta l’improvisation suivante :

Improvisation. — « Dois-je le confesser ? Non, je suis berger. La vie des êtres créés doit avoir une fin. Quand je tire de l’arc, ma flèche traverse le roc, ô fils du boucher ! »

Comme il disait ces mots, le père d’Ayvaz, Mir-Ibrahim, entra dans la chambre avec l’argent destiné à l’achat des moutons et dit : « Lève-toi, Roushan-Beg, et allons où est le troupeau, afin de terminer notre marché. »

Kourroglou, voyant qu’Ayvaz ne bougeait pas, dit : « Mir-Ibrahim, l’enfant ne viendra-t-il pas avec nous ? — Il faut qu’il reste à la maison ; le pacha lui a défendu de quitter la ville ainsi que je te l’ai dit. — N’as-tu pas honte d’avoir peur du cadavre de Kourroglou ? Vous croyez le premier diseur de bonne aventure, pourquoi ne me croiriez-vous pas ? Je te répète que Kourroglou est mort depuis plus d’un mois. Maintenant, sois franc ! ce n’est pas Kourroglou que tu crains ; mais tu as peur que je te force à être reconnaissant, quand j’aurai fait don à Ayvaz de trente moutons. »

Lorsque le boucher eut entendu qu’il s’agissait encore d’un présent de trente moutons, il perdit la tête. Il donna à Ayvaz un vigoureux soufflet sur la face, et s’écria : « Lève-toi, niais, et fais un grand salut à Roushan-Beg ! c’est un homme libéral, c’est un grand homme, et sa parole est une parole. » Ayvaz, qui était excité par le vin qu’il avait bu, non moins que tout ce qu’il venait de voir et d’entendre, sentit un frisson de terreur dans tout son corps, et il pensa dans son cœur : « Cet homme doit être Kourroglou lui-même ou quelqu’un de sa bande. » Il prit sa guitare et dit : « Père, laisse-moi chanter une chanson et je vous accompagnerai ensuite. »

Improvisation. — « Père, ne confonds pas mon entendement ! un homme comme lui ne peut être un berger. Tu n’as qu’un fils, songes-y ! Ne l’emmène pas. Un berger ne doit pas avoir cet air-là. J’ai comparé ses paroles avec ses actions ; c’est un fou étrange. Son amitié et sa haine ne durent qu’un moment. Ce doit être Kourroglou lui-même ou Daly-Hassan : cet homme ne ressemble certainement pas à un berger. »

Kourroglou, entendant cela, sortit et pensa : « Cet enfant est pénétrant ; c’est le fils qu’il me fallait. » Ayvaz continuait ainsi :

Improvisation — « Père, ses marchands trafiquent dans les quatre parties du monde. Mille serviteurs des deux sexes vivent à ses dépens. Il n’aime aucun compte, mais distribue libéralement ses dons par cinq et par quinze. Crois-moi, un berger n’a pas cet air-là. »

Mir-Ibrahim dit : « Que faut-il faire, mon fils ? Comment aurons-nous les neuf cents moutons ? » Ayvaz continua et chanta :

Improvisation. — « Renvoyez-le ; envoyez-le où nul œil ne pourra le voir. Que pas un hôte, pas un voisin ne s’aperçoive de sa venue. Qu’on ne le voie pas même dans le sommeil ! un homme de cette apparence ne peut être, croyez-moi, ne peut être un berger. Le nom d’Ayvaz est attaché à cette chanson. Un signe, en forme de croix, a déjà été brûlé sur ma poitrine. Je sais, entendez bien, ce qui va tomber sur ma tête.

« Père, Ayvaz ne sera pas ton fils plus longtemps ! »

Kourroglou, voyant qu’Ayvaz avait deviné ce qu’il était, se pencha doucement vers lui, et lui dit à l’oreille :

« Méchant enfant ! pourquoi ne veux-tu pas venir avec moi voir le troupeau ? Je te montrerai quatre belles cages attachées au dos d’un jeune âne ; chacune d’elles contient quantité d’alouettes, de cailles, de perdrix aux jambes rouges, de rossignols, et une foule d’oiseaux chanteurs. Aussitôt que nous serons arrivés, je t’en ferai présent, ainsi que des quatre cages. Tu les pendras dans ta boutique, où ils chanteront et gazouilleront sans fin, et tandis que tu écouteras leur ramage, tu seras réjoui. »

Ayvaz alors pleura et dit : « Je ne puis m’en défendre, viens, père, allons. — Oui, allons, mon enfant, notre ami Roushan-Beg empêchera bien que tu sois arrêté aux portes de la ville. Nous allons aussi prendre un esclave avec nous. »

Ainsi, après avoir pris l’argent pour payer les moutons, Ayvaz, Kourroglou, Mir-Ibrahim et l’esclave se mirent en route. À un fersakh de distance d’Orfah, ils arrivèrent à la montagne dont il a été parlé, sur laquelle le berger faisait paître ses moutons. Quand le boucher aperçut de loin le troupeau, il fut réjoui dans son cœur et dit : « Est-ce là ton troupeau, Roushan-Beg ? — Ce l’est. — Commençons donc notre marché. Nous conviendrons d’abord de prix et nous examinerons ensuite combien il y a de moutons gras et en bon état ; combien de

  1. La sueur a couvert ta figure.
  2. Dans le texte chardag, sorte de tente avec quatre piquets et une couverture d’étoffe de laine noire.