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JACQUES.

dres caresses et en me donnant les plus doux noms. Je n’avais plus la force de demander une autre explication, tant j’avais la tête brisée ; je me suis endormie sur l’épaule de Jacques. Mais ce matin, quand j’ai sonné ma femme de chambre, j’ai vu une autre figure, assez laide et insignifiante. « Qui êtes-vous, ai-je dit, et où est Rosette ? — Rosette est partie, m’a dit Jacques aussitôt en sortant de sa chambre pour répondre a ma question. J’avais besoin d’une ménagère diligente et honnête à ma ferme de Blosse, et j’y ai envoyé Rosette pour le reste de la saison. En attendant que tu la remplaces à ton gré, j’ai fait venir sa sœur pour te servir. » J’ai gardé le silence, mais j’ai trouvé cette leçon bien dure et bien froide. Oh ! j’avais bien compris l’histoire de la romance.

Que faire maintenant ? Je vois que mon bonheur s’en va jour par jour, et je ne sais comment l’arrêter. Évidemment, Jacques se dégoûte de moi, et c’est ma faute ; je ne vois pas qu’il ait envers moi le moindre tort ; je ne vois pas non plus que je sois réellement coupable envers lui. Nous nous faisons du mal mutuellement, comme par une sorte de fatalité ; peut-être s’y prend-il mal avec moi. Il est trop grave, trop sentencieux dans ses avis. Les résolutions qu’il prend, la promptitude avec laquelle il tranche les sujets de trouble entre nous, montrent, ce me semble, une espèce de hauteur méprisante à mon égard. Un mot de doux reproche, quelques larmes versées ensemble, et les caresses du raccommodement, vaudraient bien mieux. Jacques est trop accompli, cela m’effraie ; il n’a pas de défauts, pas de faiblesses ; il est toujours le même, calme, égal, réfléchi, équitable. Il semble qu’il soit inaccessible aux travers de la nature humaine, et qu’il ne puisse les tolérer dans les autres qu’à l’aide d’une générosité muette et courageuse ; il ne veut point entrer en pourparler avec eux. C’est trop d’orgueil. Moi je suis une enfant, j’ai besoin qu’on me guide et qu’on me relève quand je tombe. Oui, tu avais raison, Clémence ; je commence à croire que le caractère de Jacques n’est pas assez jeune pour moi. C’est de là que viendra mon malheur ; car, à cause de sa perfection, je l’aime plus que je n’aimerais un jeune homme, et sa raison empêchera peut-être que je m’entende jamais avec lui.

XXIX.

DE JACQUES À SYLVIA.

Je n’ai pas faibli dans ma résolution, je ne me suis pas une seule fois abandonné à l’impatience, je n’ai pas commis d’injustice, je n’ai pas agi en mari ; pourtant le mal fait, ce me semble, des progrès rapides, et si quelque circonstance étrangère ne vient pas le distraire, si quelque révolution ne s’opère dans les idées de Fernande, nous aurons bientôt cessé d’être amants. Je souffre, je l’avoue ; il n’est qu’un bonheur au monde, c’est l’amour ; tout le reste n’est rien, et il faut l’accepter par vertu. J’accepterai tout, je me contenterai de l’amitié, je ne me plaindrai de rien ; mais laisse-moi verser dans ton sein quelques larmes amères que le monde ne verra pas, et que Fernande, surtout, n’aura pas la douleur d’ajouter aux siennes. Six mois d’amour, c’est bien peu ! encore combien de jours, parmi les derniers, ont été empoisonnés ! Si c’est la volonté du ciel, soit. Je suis prêt à la fatigue et à la douleur ; mais, encore une fois, c’est perdre bien vite une félicité au sein de laquelle je me flattais de rester enivré plus longtemps.

Mais de quoi ai-je à me plaindre ? je savais bien que Fernande était une enfant, que son âge et son caractère devaient lui inspirer des sentiments et des pensées que je n’ai plus ; je savais que je n’aurais ni le droit ni la volonté de lui en faire un crime. J’étais préparé à tout ce qui m’arrive ; je ne me suis trompé que sur un point : la durée de notre illusion. Les premiers transports de l’amour sont si violents et si sublimes, que tout se range à leur puissance ; toutes les difficultés s’aplanissent, tous les germes de dissension se paralysent, tout marche au gré de ce sentiment, qu’on appelle avec raison l’âme du monde, et dont on aurait dû faire le dieu de l’univers ; mais quand il s’éteint, toute la nudité de la vie réelle reparaît, les ornières se creusent comme des ravins, les aspérités grandissent comme des montagnes. Voyageur courageux, il faut marcher sur un chemin aride et périlleux jusqu’au jour de la mort ; heureux celui qui peut espérer de ressentir un nouvel amour ! Dieu m’a longtemps béni, longtemps il m’a donné la faculté de guérir et de renouveler mon cœur à celle flamme divine, mais j’ai fait mon temps, je suis arrivé à mon dernier tour de roue : je ne dois plus, je ne puis plus aimer. Je croyais du moins que ce dernier amour réchaufferait les dernières années de la jeunesse de mon cœur et les prolongerait davantage. Je n’ai pas cessé d’aimer encore ; je serais encore prêt, si Fernande pouvait calmer ses agitations et réparer d’elle-même le mal qu’elle nous a fait ; à oublier ces orages et à retourner à l’enivrement des premiers jours ; mais je ne me flatte pas que ce miracle puisse s’opérer en elle : elle a déjà trop souffert. Avant peu elle détestera son amour ; elle en a fait un tourment, un cilice, qu’elle porte encore par enthousiasme et par dévouement. Ces choses-là sont des rêves de jeune femme : le dévouement tue l’amour et le change en amitié. Eh bien, l’amitié nous restera ; j’accepterai la sienne, et laisserai longtemps encore à la mienne le nom d’amour, afin qu’elle ne la méprise pas. Mon amour, mon pauvre dernier amour ! je l’embaumerai en silence, et mon cœur lui servira éternellement de sépulcre ; il ne s’ouvrira plus pour recevoir un amour vivant. Je sens la lassitude des vieillards et le froid de la résignation qui envahissent toutes ses fibres ; Fernande seule peut le ranimer encore une fois, parce qu’il est encore chaud de son étreinte. Mais Fernande laisse éteindre le feu sacré et s’endort en pleurant ; le foyer se refroidit, bientôt la flamme se sera envolée.

Tu me donnes un conseil bien impossible à suivre ; tu mets le doigt sur la plaie en disant que nous ne nous comprenons pas ; mais tu m’engages à me faire comprendre, et tu ne songes pas que l’amour ne se démontre pas comme les autres sentiments. L’amitié repose sur des faits et se prouve par des services ; l’estime peut se soumettre à des calculs mathématiques ; l’amour vient de Dieu ; il y retourne et il en redescend au gré d’une puissance qui n’est pas dans les mains de l’homme. Pourquoi ne te fais-tu pas comprendre d’Octave ? par les mêmes raisons qui font que Fernande ne me comprend plus ? Octave n’a pu atteindre à ce degré d’enthousiasme qui fait l’amour grand et sublime ; Fernande l’a déjà perdu. Le soupçon a empêché l’amour d’Octave de prendre son développement ; un peu d’égoïsme a paralysé celui de Fernande. Comment veux-tu que je lui prouve qu’elle doit me préférer à elle-même et me cacher ses souffrances comme je lui cache les miennes ? J’ai la force de renfermer ma douleur et d’étouffer mes légers ressentiments ; chaque jour, après quelques instants de lutte solitaire, je reviens à elle sans rancune, prêt à oublier tout et à ne lui adresser jamais une plainte ; mais je retrouve ses yeux humides, son cœur oppressé et le reproche sur ses lèvres ; non ce reproche évident et grossier qui ressemble à l’injure, et qui me guérirait sur-le-champ et de l’amour et de l’amitié, mais le reproche délicat, timide, qui fait une blessure imperceptible et profonde. Ce reproche-là, je le comprends, je le recueille ; il entre jusqu’au fond de mon cœur. Oh ! quelle souffrance pour l’homme qui voudrait au prix de sa vie ne l’avoir jamais fait naître, et qui sent dans les plus secrets replis de son âme qu’il ne l’a jamais mérité ! Elle souffre, la malheureuse enfant, parce qu’elle est faible, parce qu’elle s’abandonne à ces misérables chagrins que j’étouffe, parce qu’elle sent qu’elle a tort de s’y abandonner et qu’elle perd à mes yeux de sa dignité. Son orgueil souffre alors, et mes efforts pour le relever et le guérir sont vains ; elle les attribue à la générosité, à la compassion, et n’en est que plus triste et plus humiliée. Mon amour devient trop sévère pour elle ; elle se croit obligée de l’implorer, elle ne le comprend plus.

Il y a quelque temps, elle se jeta à mes pieds pour me le redemander. Un mari eût été touché peut-être de cet