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LUCREZIA FLORIANI.

Il craignait de ne pouvoir cacher son mécontentement à Salvator, sa pitié à la Floriani. Il sortit précipitamment par une autre porte, et, rencontrant le jeune Célio, il lui demanda où était la chambre qu’on avait bien voulu lui destiner. L’enfant le conduisit à l’étage supérieur, dans un bel appartement où deux lits, d’une fraîcheur et d’un moelleux recherchés, avaient été déjà préparés pour Salvator et pour lui. Le prince pria l’enfant de dire à sa mère que, se sentant fatigué, il s’était retiré, et qu’il la priait d’agréer ses respects et ses excuses.

Demeuré seul, il essaya de se recueillir et de se calmer. Mais il ne put retrouver la placidité de ses pensées habituelles. Il semblait qu’une influence brutale en eût profondément troublé la source. Il résolut de se coucher et de s’endormir ; mais il soupira et s’agita en vain dans ce lit délicieux. Le sommeil ne vint pas, et il entendit sonner minuit sans avoir fermé l’œil. Salvator ne venait pas non plus.

VIII.

Salvator Albani était cependant un grand dormeur. Comme tous les hommes dispos, robustes, actifs et insouciants, il mangeait comme quatre, se fatiguait tout le jour, et ne se faisait pas prier pour s’endormir aussi vite que le prince, à qui des habitudes régulières et une petite santé imposaient l’obligation de ne pas veiller.

Si par hasard pourtant, depuis qu’ils étaient en voyage tête à tête, Salvator prolongeait un peu sa soirée, il ne manquait point d’aller deux ou trois fois s’assurer que son enfant (comme il l’appelait) dormait tranquillement. Il avait l’instinct paternel, et quoiqu’il n’eût que quatre ou cinq ans de plus que Karol, il le soignait comme il eût fait pour un fils, tant il avait besoin de servir et d’aider aux êtres plus faibles que lui. En cela, il avait quelque ressemblance avec la Floriani, et pouvait apprécier mieux que personne l’amour profond qu’elle portait à sa progéniture.

Malgré tout, Salvator oublia, cette fois, sa sollicitude accoutumée, et la Floriani, qui ne savait pas à quels ménagements et à quels soins le prince était habitué de sa part, ne lui fit pas songer à le rejoindre.

— Ton ami nous a déjà quittés, lui dit-elle après que Célio eut rempli son message. Il paraît souffrant. Comment l’appelles-tu ? Depuis quand voyagez-vous ensemble ? On dirait qu’il a du chagrin ?…

Quand Salvator eut répondu à toutes ces questions :

— Pauvre enfant ! reprit la Floriani, il m’intéresse. C’est beau d’aimer ainsi sa mère et de la pleurer si longtemps ! Sa figure et ses manières m’ont été au cœur. Ah ! si mon pauvre Célio me perdait, il serait bien à plaindre ! Qui l’aimerait comme moi ?

— Il faut adorer ses enfants et vivre pour eux comme tu le fais, dit Salvator ; mais il ne faut pas trop les habituer à vivre pour eux-mêmes ou pour la tendre mère qui se consacre à eux. Il y a des dangers et des inconvénients graves à ne pas donner à leur esprit tout le développement dont il est susceptible, et mon ami en est un exemple : c’est un être adorable, mais malheureux.

— Comment cela ? pourquoi ? explique-moi cela ? Quand il s’agit d’enfants, de caractères, d’éducation, je suis toujours prête à écouter et à réfléchir.

— Oh ! mon ami est un étrange caractère, et je ne saurais te le définir ; mais, en deux mots, je te dirai qu’il prend tout avec excès, l’affection et l’éloignement, le bonheur et la peine.

— Eh bien, c’est une nature d’artiste.

— Tu l’as dit ; mais on ne l’a pas assez développé dans ce sens ; il a une passion vive, mais trop générale pour l’art. Il est exclusif dans ses goûts, mais il n’est pas dominé par une spécialité qui l’occupe et le contraigne à se distraire de la vie réelle.

— Eh bien, c’est une nature de femme.

— Oui ; mais pas comme la tienne, ma Floriani. Quoiqu’il soit capable d’autant de passion, de dévouement, de délicatesse, d’enthousiasme, que la femme la plus tendre…

— En ce cas, il est bien à plaindre, car il cherchera toute sa vie sans trouver un cœur qui lui réponde parfaitement.

— Ah ! c’est que tu n’as pas bien cherché, Lucrezia ; si tu voulais, tu trouverais sans aller bien loin !

— Parle-moi de ton ami…

— Non, ce n’est pas de lui, c’est de moi que je te parle.

— J’entends bien, je te répondrai tout à l’heure ; mais je n’aime pas à changer de propos à chaque instant. Réponds-moi d’abord : pourquoi dis-tu qu’il est si différent de moi, ton ami, malgré les rapports que tu prétends établir ?

— C’est qu’il y a mille nuances dans ton esprit et qu’il n’y en a pas dans le sien. Le travail, les enfants, l’amitié, la campagne, les fleurs, la musique, tout ce qui est bon et beau, tu le sens si vivement que tu peux toujours te distraire et te consoler.

— C’est vrai. Et lui ?

— Il aime tout cela par rapport à l’être qu’il aime, mais rien de tout cela par soi-même. L’objet de son amour mort ou absent, rien n’existe plus pour lui. Le désespoir et l’ennui l’accablent, et son âme n’a pas assez de vigueur pour recommencer la vie à cause d’un nouvel amour.

— C’est beau, cela ! dit la Floriani saisie d’une naïve admiration. Si j’avais rencontré une âme pareille quand j’ai aimé pour la première fois, je n’aurais eu qu’un amour dans ma vie.

— Tu me fais peur, Lucrezia. Est-ce que tu vas aimer mon petit prince ?

— Je n’aime pas les princes, répondit-elle d’un air ingénu. Je n’ai jamais pu aimer que de pauvres diables. D’ailleurs, ton petit prince serait mon fils !

— Folle que tu es ! tu as trente ans, et il en a vingt-quatre !

— Ah ! J’aurais cru qu’il n’en avait que seize ou dix-huit ; il a l’air d’un adolescent ! Et quant à moi, je me sens si vieille et si sage, que je me figure que j’en ai cinquante.

— C’est égal, je ne suis pas tranquille ; il faut que j’emmène mon prince demain.

— Tu peux être fort tranquille, Salvator, je n’aurai plus d’amour. Tiens, dit-elle en lui prenant la main et en la plaçant sur son cœur, il y a là une pierre désormais. Mais non, ajouta-t-elle en plaçant la main de Salvator sur son front, l’amour des enfants et la charité habitent encore dans le cœur ; mais le principal siège de l’amour est là, vois-tu, dans la tête, et ma tête est pétrifiée. Je sais qu’on le place dans les sens ; ce n’est pas vrai pour les femmes intelligentes. Il suit chez elles une marche progressive ; il s’empare du cerveau d’abord, il frappe à la porte de l’imagination. Sans cette clef d’or, il n’entre point. Quand il s’en est rendu maître, il descend dans les entrailles, il s’insinue dans toutes nos facultés, et nous aimons alors l’homme qui nous domine comme un Dieu, comme un enfant, comme un frère, comme un mari, comme tout ce que la femme peut aimer. Il excite et subjugue toutes nos fibres vitales, j’en conviens, et les sens y jouent un grand rôle à leur tour. Mais la femme qui peut connaître le plaisir sans l’enthousiasme est une brute, et je te déclare que l’enthousiasme est mort en moi. J’ai eu trop de déceptions, j’ai trop d’expérience, et par-dessus tout cela, je suis trop fatiguée. Tu sais comme je me suis dégoûtée du théâtre tout à coup, par lassitude, quoique je fusse dans toute ma force physique. Mon imagination était rassasiée, épuisée. Je ne trouvais plus dans le répertoire universel un seul rôle qui me parût vrai, et quand j’essayais d’en faire un à mon gré, je m’apercevais, après l’avoir joué une seule fois, que je n’avais pas rendu mon sentiment en l’écrivant. Je ne le disais pas bien, parce qu’il n’était pas bon, ce rôle, et je n’étais pas dupe de moi-même quand le public essayait de me tromper en applaudissant. Eh bien, je suis arrivée au même point pour l’amour : j’ai usé trop vite les cordes de l’illusion.

« L’amour est un prisme, continua la Floriani. C’est