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JACQUES.

le sien propre ! Je l’aime parce que je ne connais pas d’homme meilleur. Celui qui est à part de tous les autres ne m’inspire et ne ressent pour moi que de l’amitié. — L’amitié, c’est une sorte d’amour aussi, immense et sublime en de certains moments, mais insuffisante, parce qu’elle ne s’occupe que des malheurs sérieux et n’agit que dans les grandes et rares occasions. La vie de tous les jours, cette chose si odieuse et si pesante dans la solitude, cette succession continuelle de petites douleurs fastidieuses que l’amour seul peut changer en plaisirs, l’amitié dédaigne de s’en occuper.



Tu gardais les chèvres sur le versant des Alples maritimes. (Page 22.)

Vous êtes capable, comme vous le dites fort bien, de tout quitter pour venir me tirer d’une situation malheureuse et de courir d’un bout du monde à l’autre pour me rendre un service ; mais vous n’êtes pas capable de passer huit jours tranquilles avec moi, sans penser à Fernande, qui vous aime et vous attend. Et cela doit être ainsi, car pour moi c’est la même chose. Je sacrifierais tout mon amour pour vous sauver d’un malheur, je n’en détacherais pas une parcelle pour vous préserver d’une contrariété. Il semble donc que la vie doive être divisée en deux parts : l’intimité avec l’amour, le dévouement avec l’amitié. Mais j’ai beau faire pour me persuader que je suis contente de cet arrangement, j’ai beau me répéter que Dieu m’a servie avec prodigalité en me donnant un amant comme Octave et un ami comme vous ; je trouve l’amour bien puéril et l’amitié bien austère. Je voudrais avoir pour Octave la vénération que j’ai pour vous, sans perdre la douce tendresse et la vive sollicitude que j’ai pour lui. Rêve insensé ! Il faut accepter la vie comme Dieu l’a faite. C’est difficile, Jacques, bien difficile !

XIII.

DE FERNANDE À CLÉMENCE.

Ne m’écris pas, ne me réponds pas. Ne me parle plus de prudence, et ne cherche plus à me mettre en garde contre le danger. C’est fini ; je m’y jette les yeux bandés. J’aime : est-ce que je suis capable de voir clair à quelque chose ! Il en sera ce que Dieu voudra. Qu’importe, après tout, que je sois heureuse ou non ? Suis-je donc un être si précieux, pour que nous nous en occupions tant ? Et à quoi mènent toutes les prévisions ? Elles