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ISIDORA.

don, ma sœur, mais je vais mettre votre protégé tout doucement dehors, car je ne veux pas qu’il croie si aisé d’être l’amant et le fiancé de ma fille.

LETTRE QUATRIÈME.

ISIDORA À MADAME DE T…
Lundi 16.

— Je relis tout ce que je vous écrivais hier, et je pense que mon cerveau avait un peu de fièvre, car je trouve, aujourd’hui, qu’il n’y avait pas du tout lieu à m’inquiéter si fort. Je vois les choses tout autrement ce matin. Il ne me semble plus que Charles soit amoureux d’Agathe, ni qu’Agathe ait encore pensé à la possibilité d’avoir une inclination. Ils sont, il est vrai, plus gais, plus intimes, plus camarades, si l’on peut ainsi dire, qu’ils ne l’ont encore été. On croirait voir le frère et la sœur ; mais cette amitié enjouée, à la veille de se quitter, ne ressemble pas à l’amour. Non, ils sont trop jeunes, et c’est ma vieille tête, remplie de souvenirs brûlants et flétrie par l’expérience, qui a construit tout ce roman, auquel, dans leur candeur, ces enfants ne songent point. Hier soir, Agathe a eu envie de dormir à neuf heures ; elle a été tranquillement se coucher en folâtrant avec nonchalance. On n’a pas envie de dormir quand on aime et qu’on peut rester jusqu’à minuit auprès de son amant.

Et lui, au lieu d’être triste, ou de ressentir quelque dépit, lui a souhaité un bon somme avec d’innocentes plaisanteries. Il n’a pas paru s’ennuyer le moins du monde de rester tête à tête avec moi tandis que je faisais de la tapisserie ; et comme je l’engageais à aller dormir aussi, il m’a suppliée d’un ton caressant de ne pas l’envoyer coucher de si bonne heure. « Je serai bien sage, me disait-il, je ne vous fatiguerai pas de mon babil ; si vous voulez rêver ou réfléchir en travaillant, je ne ferai pas le moindre bruit. Je me tiendrai là dans un coin comme votre chat. Pourvu que je sois avec vous, c’est tout ce qu’il me faut pour passer une bonne et chère soirée. »

C’est par de semblables câlineries d’une délicatesse incroyable que cet enfant-là trouve le moyen de se faire chérir. Elles sont si vives parfois que si Agathe n’était pas ici, je m’imaginerais peut-être qu’il est épris de mes quarante-cinq ans. « Charles, lui ai-je dit, vous avez une mère, n’est-ce pas ? — Certainement, tout le monde a une mère. — Eh bien, si j’étais votre mère, je serais jalouse. — On voit bien que vous n’êtes pas mère, les mères ne sont pas jalouses. — La vôtre ne l’est pas ? Elle est donc bien calme ou bien préoccupée ? — Une mère est l’image de Dieu, et Dieu n’est pas jaloux de ses enfants. »

Et après cette réponse, pour détourner mes questions, il s’est mis à me parler de vous, et à me questionner sur votre compte, disant qu’il avait eu peu d’occasions de vous voir, et qu’il savait seulement que vous étiez une personne des plus respectables.

— Respectable est peu dire ; ai-je répondu : vous pourriez dire adorable et ne rien dire de trop. Je lui appliquerais ce que vous disiez tout à l’heure des mères en général. Les femmes comme madame de T… sont l’image de Dieu sur la terre.

— En vérité ? En ce cas, son fils doit bien l’aimer !

— Comment ne savez-vous pas à quel point, si vous êtes son ami ?

— Oh ! son camarade plus peut-être que son ami. Cet enfant-là d’ailleurs est un étourdi qui ne vaut probablement pas sa mère.

— Ce n’est pas ce que sa mère m’écrit de lui. Elle dit que c’est un ange, et je le crois.

— Vraiment, elle dit cela de Félix, cette bonne madame de T… ? Vous voyez bien que les mères sont des êtres divins !

— Mais je ne suis pas contente de votre manière de parler du fils d’Alice…

— Alice ? madame de T… ? Dites-moi, je vous en prie, si vous la trouvez belle autant qu’on le dit ?

— Comment, vous ne l’avez donc jamais vue ?

— Oui, elle m’a semblé belle ! autant que je puis m’en souvenir.

— Tenez, lui ai-je dit, en tirant de mon sein votre portrait que je ne quitte jamais, la voilà, mais cent fois moins belle, moins angélique, moins parfaite qu’elle n’est en réalité.

Il a pris votre portrait, et l’a tenu dans ses mains, le regardant sans cesse en m’écoutant parler. Il éprouvait une sorte d’émotion étrange, et je crois vraiment, Alice, qu’il devenait amoureux de vous. Cet enfant est impressionnable à un point extraordinaire. Ou c’est quelque génie de peintre qui va prendre son essor et que la beauté tourmente et subjugue, ou c’est une organisation d’artiste, mobile, enthousiaste, prête à s’enflammer à toutes les étincelles qui courent dans l’atmosphère. Il me questionnait toujours : affectant une légèreté badine, et, pourtant, je voyais une ardente curiosité percer sous cette petite feinte. Il souriait, rougissait, et, à mesure que je m’animais en parlant de vous avec passion, il devenait si tremblant que je craignais d’avoir été trop loin, et je m’arrêtai tout d’un coup, pour lui retirer votre portrait qu’il serrait convulsivement contre sa poitrine… Pardonnez-moi, Alice, mais j’ai cru un instant que cet enfant me faisait un mystère de sa passion pour vous, et qu’il avait menti en disant vous connaître à peine, de peur qu’à sa manière de parler de vous je ne vinsse à le deviner. Vous êtes encore assez jeune pour inspirer un violent amour ; vous avez éloigné le jeune Charles en voyant les ravages que vous causiez involontairement ; et, en me le recommandant, vous n’avez pas trop osé vous expliquer sur son compte… Voilà, du moins, le nouveau roman que, pendant quelques minutes, j’ai improvisé sur vous et sur lui !

Mais la scène a changé, et j’ai failli encore une fois me croire l’objet de cette flamme que je rêve en lui, et qui n’y est, en réalité, qu’à l’état de vague aspiration pour toutes les femmes. En me rendant votre portrait, il a pris impétueusement mes mains, et y a porté ses lèvres, baisant à la fois et mes mains et votre image ; et alors, se pliant sur ses genoux d’une manière enfantine et gracieuse, moitié fils, moitié amant : « Vous êtes la plus admirable des femmes ! s’est-il écrié : oui ! après une autre femme, que je sais, il n’y a rien de plus vrai, de plus aimant et de plus parfait que vous sur la terre. On me l’avait bien dit que vous étiez d’une beauté divine et d’une éloquence irrésistible ! mais il y avait des gens qui prétendaient que vous n’étiez pas bonne et qu’il fallait se méfier de votre puissance ; moi, dès le premier regard que j’ai jeté sur votre figure divine, j’ai senti que ces gens-là en avaient menti ; et depuis, chaque parole que vous avez dite m’a pénétré au fond du cœur. Aussi, je le répète, après une autre femme à laquelle j’ai donné mon cœur et mon âme, il n’en est point que j’aime et que je vénère plus que vous.

— Et cette femme, mon cher enfant, ne serait-ce point Agathe ? lui ai-je dit, entraînée à cette imprudence par l’émotion puissante qu’il me communiquait.

— Agathe ! s’est-il écrié avec une surprise évidente. Agathe ?… Pourquoi donc Agathe ?… Ah ! oui, il est certain que mademoiselle Agathe est charmante. Elle est belle, elle est bonne, elle a de l’intelligence et du cœur. Oui, oui, je l’aime bien tendrement, permettez-moi de vous dire cela. Je voudrais être son frère ! Si j’avais âge d’homme, je voudrais être son mari. Mais à l’heure qu’il est, ce n’est pas elle que je vous préfère, c’est une autre… c’est ma mère ! »

Il a dit cela avec tant d’effusion, et il y avait quelque chose de si angélique en lui, que j’ai senti mes yeux se remplir de larmes. Je l’ai embrassé au front, et je lui ai demandé de me parler de sa mère ; mais voilà où je me confirme dans l’idée qu’il n’est pas fils légitime : c’est qu’après cet élan passionné pour la femme qui lui a donné le jour, il n’a plus voulu ajouter un mot, remettant à une autre fois une confidence qu’il prétend avoir à me faire.