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ISIDORA.

laisser prendre un torticolis à ce bel adolescent ? quand il verra les traits d’une femme qui pourrait fort bien être la mère de son frère aîné, il sera tout honteux et tout mortifié d’avoir pris tant de peine. » Nous touchions au faîte de la montée ; je résolus de ne pas le condamner à descendre le versant au trot, et, certaine qu’après avoir vu ma figure, il allait décidément renoncer à me servir d’escorte, je laissai tomber, comme par hasard, mon voile sur mes épaules, et fis un petit mouvement vers la portière, comme pour regarder le pays. Mais quelle surprise, dirai-je agréable ou pénible, fut la mienne, lorsque cet enfant, au lieu de reculer comme à l’aspect de la Gorgone, me lança un regard où se peignait naïvement la plus vive admiration ? Non, jamais, lorsque j’avais moi-même dix-huit ans, je ne vis un œil d’homme me dire plus éloquemment : « Vous êtes belle comme le jour. »

Soyons franche, car, aussi bien, vous ne pouvez pas me prendre pour une sainte ; le plaisir l’emporta sur le dépit, et ma vertu de matrone ne put tenir contre ce regard de limpide extase et ce demi-sourire où se peignait, au lieu de l’ironie dédaigneuse sur laquelle j’avais malicieusement compté, une effusion de sympathie soudaine et de confiance affectueuse. L’enfant avait faiblement rougi en me voyant le regarder, de mon côté, avec quelque bienveillance maternelle, mais ce léger embarras ne pouvait vaincre le plaisir évident qu’il avait à attacher ses yeux sur les miens. Il retenait la bride de son cheval pour ne pas s’écarter de la portière, et son trouble mêlé de hardiesse, semblait attendre une parole, un geste, un léger signe qui l’autorisât à m’adresser la parole. Enfin, voyant que je commençais à l’examiner avec un peu de sévérité feinte, il se décida à me saluer fort respectueusement.

On salue beaucoup et à tout propos dans ce pays-ci, surtout les dames, lors même qu’on ne les connaît pas. Je rendis légèrement le salut, et me retirai dans le fond de ma voiture, un peu émue, je le confesse ; car, au premier moment de la surprise, toute femme sent que le plaisir de plaire est invincible en dépit du serment… qui sait ? peut-être à cause du serment qu’elle a fait d’y renoncer ; mais cette bouffée de jeunesse et de vanité ne dura point. Je pensai tout de suite à ma fille Agathe, je me dis que je la volais, et que le pur regard d’un si beau jeune homme lui fût revenu de droit, si elle s’était trouvée à mes côtés. Je remis mon voile, je levai la glace et j’arrivai au relais où je devais quitter la poste, sans avoir voulu m’assurer de la suite de l’aventure. Le cavalier me suivait-il encore ? je n’en savais vraiment rien.

Mon cocher et mes chevaux m’attendaient là pour me conduire jusque chez moi. En payant les postillons, je vis Tony à quelque distance, parlant bas et avec beaucoup de vivacité au jeune cavalier, qui avait mis pied à terre. Tony riait, frappait dans ses mains, et l’autre paraissait chercher à contenir cette pétulance. Je crus même voir qu’il lui donnait de l’argent, et cela me parut fort suspect, d’autant plus que, lorsque je rappelai Tony pour partir, je le vis tenir l’étrier de son nouveau protecteur, et prendre congé de lui en lui faisant des signes d’intelligence. Nous nous remîmes en route pour cette dernière étape, et l’étranger nous suivit à quelque distance.

Je m’avançai sur la banquette de devant, et, frappant sur le bras de Tony, placé sur le siége : « Quel est ce jeune homme à qui vous avez parlé, et d’où le connaissez-vous ? » lui demandai-je d’un ton sévère. La tête de Tony dépassant l’impériale, je ne pus voir si sa figure se troublait ; mais je l’entendis me répondre avec assez d’assurance : — Je ne le connais point, Madame, mais ça a l’air d’un brave jeune homme ; il a des lettres de recommandation pour madame : mais il a dit qu’il ne se permettrait point de les lui remettre sur le chemin. Il vient avec nous, il descendra à l’auberge du village, et il viendra voir ensuite au château si madame veut bien recevoir sa visite.

— C’était donc là ce qu’il te disait ?

— Oui, et il me demandait si je pensais que madame serait visible en rentrant, ou seulement demain matin. J’ai dit que je n’en savais rien, mais qu’il pouvait bien essayer, que nous n’avions pas fait une longue route, et que madame ne se couchait pas ordinairement de bonne heure.

— Et c’est pour donner de si utiles renseignements, que vous recevez de l’argent, Tony ?

— Oh ! non, Madame, je venais d’entrer dans un bureau de tabac pour lui acheter des cigares, et il m’en remettait l’argent.

Ces explications me parurent assez plausibles, et je me tranquillisai tout à fait. Néanmoins, un reste de curiosité me décida à recevoir cette visite aussitôt que je fus rentrée, et après avoir pris seulement le temps d’embrasser Agathe.

Le jeune homme fut introduit, et, dès que j’eus jeté les yeux sur l’adresse de la lettre qu’il me présenta, je lui fis amicalement signe de s’asseoir. Quelles méfiances et quels scrupules eussent pu tenir contre votre écriture, ma chère Alice ? Et comment celui qui m’apporte un mot de vous ne serait-il pas reçu à bras ouverts ?

Mais quel singulier petit billet que le vôtre, et pourquoi avez-vous semblé favoriser l’espèce de mystère dont il plaît à votre protégé de s’entourer ? Qu’est-ce qu’un jeune homme qui va avoir le bonheur de me voir en Italie, et qui tâchera de se recommander de lui-même ? Vous désirez que je sois bonne pour lui, et vous ne me dites pas son nom ? Il faut qu’il me le déclare lui-même, qu’il m’apprenne qu’il est l’ami de votre fils, un peu votre parent, qu’il ne vous connaît pourtant pas beaucoup, qu’il avait un grand désir de m’être présenté, et qu’il me supplie de ne pas le juger trop défavorablement d’après son embarras et sa gaucherie ? J’ai d’abord accepté tout cela sans examen, mais maintenant que j’y songe, et que je vois votre protégé si peu au courant de ce qui vous concerne, je commence à m’inquiéter un peu et à me demander si la personne à laquelle vous avez donné ou envoyé une lettre pour moi (car ceci même n’est pas bien clair) est réellement celle qui me l’a remise. Voyons, m’avez-vous adressé un M. Charles de Verrières, brun, joli, âgé de dix-huit ou dix-neuf ans, parfaitement élevé, quoique un peu bizarre parfois, peu fortuné et encore sans état, à ce qu’il dit ; voyageant, au sortir du collège, pour se former l’esprit et le cœur, apparemment ? Répondez-moi, ma très-chère, car je suis intriguée.

Pour que vous en jugiez, ou que vous connaissiez un peu mieux ce protégé qui vous connaît si peu, je reprends ma narration.

Gagnée et vaincue par votre recommandation, et apprenant qu’il était venu de Milan exprès pour me voir, j’ai envoyé chercher son cheval et ses effets à l’auberge, j’ai installé chez moi mon jeune hôte, et nous avons passé ensemble dans la salle à manger, où Agathe nous attendait pour souper. Jusque là, nous avions été entre chien et loup ; lorsque nous nous retrouvâmes en face, les bougies allumées, je retrouvai l’étrange et profond regard de l’enfant toujours attaché sur moi, avec un mélange de crainte, d’admiration, de curiosité, et parfois aussi de doute et de tristesse. Jamais physionomie d’amoureux, enflammé à la première vue, n’exprima mieux les angoisses et l’entraînement d’une passion soudaine. Pourtant ma raison rejetait et rejettera toujours une si absurde hypothèse. Le premier étonnement était passé, et, avec lui, la sotte satisfaction dont je n’avais pu me défendre. Ce jeune homme m’avait servi de miroir pour me dire que j’étais belle encore ; mais quel rapport pouvait s’établir entre son âge et le mien ? La présence d’Agathe me communiquait d’ailleurs ce calme souverain qui émane d’elle et qui réagit sur moi. Quand Agathe est là, il n’y a point de folle pensée qui puisse approcher du cercle magique qu’elle trace autour de nous deux. Je me disais donc que ce jeune homme avait quelque grâce importante à me demander, qu’il attendait de moi son bonheur ou son salut ; et la pensée qu’il connaissait Agathe, qu’il était épris d’elle, et chastement favorisé en secret, commençait à me venir.