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ISIDORA.

poëtes sont forcés, pour décrire la nature, d’assimiler les grandes choses aux petites. Par exemple ils font du ciel une coupole ; de la lune une lampe ; des fleuves sinueux, les anneaux d’un serpent ; des grandes lignes de l’horizon et des grandes masses de la végétation, les plis et les couleurs d’un vêtement.

Les poëtes ont peut-être raison : interprètes et confidents de la nature, chargés de l’expliquer au vulgaire, de communiquer aux aveugles un peu de cette vue immense que Dieu leur a donnée, ils se servent de figures pour se faire entendre, à la manière des oracles. Ils mettent les soleils dans le creux de ces mains d’enfants sous la figure d’un rubis ou d’une fleur, parce que le vulgaire ne peut concevoir que ce qu’il peut mesurer. Et tous tant que nous sommes, nous avons pris une telle habitude de ce procédé de comparaison, que nous ne savons pas nous expliquer autrement quand nous voulons parler. Mais quand l’âme poétique est seule, elle ne compare plus ; elle voit et elle sent.

L’intelligence n’explique pas au cœur pourquoi et comment l’univers est beau ; dans aucune langue humaine le véritable poëte ne saurait rendre la véritable impression qu’il reçoit du spectacle de l’infini.

Qu’il se taise donc et qu’il jouisse, celui qui n’a rien à démêler avec le monde, rien à lui enseigner ou à recevoir de lui : l’amour d’une vaine gloire dicte trop souvent ces prétendus épanchements. Celui qui parle veut produire de l’effet sur celui qui écoute, et s’il ne cherche point à l’éblouir par l’éclat des mots, du moins il travaille à s’emparer de ses émotions, à lui imposer les siennes, à se poser comme un prisme entre lui et la beauté des choses. Alors, sous l’œil de Dieu, au lieu de deux âmes prosternées, il n’y a plus qu’un cerveau agissant sur un autre cerveau, triste échange de facultés bornées et de misère orgueilleuse !

Mais ce n’est pas cela seulement qui me fermait la bouche auprès d’Agathe : quelle parole de ma bouche flétrie si longtemps par la plainte et l’imprécation, ne fût tombée comme une goutte de limon impur dans cette source limpide, où l’image de Dieu se reflète dans toute sa beauté ? Entre elle et moi, hélas ! il y a un abîme infranchissable : c’est mon passé. Mes doutes, mes vains désirs, mes angoisses furieuses, mes amertumes, mon impiété, ma vaine science de la vie, mes ennuis, tout ce que j’ai souffert ! Cette âme vierge de toute souillure et de toute tristesse doit à jamais l’ignorer. Il y a en elle une infinie mansuétude qui l’empêcherait de me retirer son affection. Peut-être même m’aimerait-elle davantage si elle avait à me plaindre ! Peut-être trouverais-je dans sa piété filiale des consolations puissantes. Mais de même que la mère, forcée de traverser un champ de bataille, cache dans son sein la tête de son enfant pour l’empêcher de voir la laideur des cadavres et de respirer l’odeur de la corruption, de même ma tendresse pour Agathe m’empêchera de lever jamais ce voile virginal qui lui cache les misères et les tortures de cette vie déréglée.

Cette ligne invisible tracée entre elle et moi est un lien, bien plus qu’un obstacle. C’est là que se manifeste, à son insu, ma tendresse pour elle ; c’est là que gît sa confiance en moi. Je lui sacrifie le plaisir que j’aurais parfois à épancher mes pensées : elle s’appuie sur moi comme sur une force dont elle croit avoir besoin et qui ne réside qu’en elle. Si je me sens triste et agitée, ce qui arrive bien rarement désormais, je l’éloigne de moi quelques instants, pour ne la rappeler que lorsque mon âme a repris son calme et sa joie silencieuse.

Agathe est blanche comme un beau marbre de Carrare au sortir de l’atelier. L’incarnat de la jeunesse ne colorera jamais vivement ce lis éclos dans l’ombre du travail et de la pauvreté ; et cependant un léger embonpoint annonce cette santé particulière aux recluses, santé plus paisible que brillante, plus égale que vigoureuse, apte aux privations, impropre à la douleur et à la fatigue. Trois jours de mon ancienne vie briseraient cette plante frêle et suave, qui, dans la paix d’un cloître, résisterait longtemps à la vieillesse et à la mort.

Auprès de cette fleur sans tache, auprès de ce diamant sans défaut, je sens mon âme s’élever et se fortifier. D’autres jeunes filles ont plus de beauté, une intelligence plus vive et plus brillante, un sentiment des arts plus chaud et plus prononcé. Agathe ne ressemble pas à une statue grecque. C’est la vierge italienne dans toute sa douceur, vierge sans extase et sans transport, accueillant le monde extérieur sans l’embrasser, attentive, douce et un peu froide à force de candeur, telle enfin que Raphaël l’eût placée sur l’autel, le regard fixé sur le pécheur, et semblant ne pas comprendre la confession qu’elle écoute.

Il y a, certes, dans toutes les créatures humaines, un fluide magnétique, impénétrable aux organisations épaisses, mais vivement perceptible aux organisations exquises par elles-mêmes, ou à celles qui sont développées par la souffrance. La présence d’Agathe agit sur moi d’une manière magique. L’atmosphère se rafraîchit ou s’attiédit autour d’elle. Quelquefois, quand le spectre du passé m’apparaît, une sueur glacée m’inonde, et je crois entrer dans mon agonie. Mais si Agathe vient s’asseoir près de moi, l’œil noir et grave et la bouche à demi souriante, elle me communique immédiatement sa force et son bien-être.

Il y a donc en elle quelque chose de mystérieux pour moi, comme je vous le disais ; quelque chose que je n’eusse pas su demander, si l’on m’eût offert de choisir une compagne et une fille selon mes prédilections instinctives. Probablement, j’aurais fait la folie de désirer une fille semblable à moi sous plusieurs rapports. J’aurais voulu qu’elle fût ardente et spontanée, qu’elle connût ces agitations de l’attente, ces bouleversements subits, ces enthousiasmes et ces illusions où j’ai trouvé quelques heures d’ivresse au milieu d’un éternel supplice. Et probablement aussi, au lieu de la préserver du malheur par mon expérience, j’eusse augmenté son irascibilité par la mienne et développé sa faculté de souffrir. Mais un caprice du hasard que je ne puis m’empêcher de bénir superstitieusement comme une faveur providentielle, a jeté dans mes bras un être qui ne me comprend pas du tout et que je comprends à peine. Ce contraste nous a sauvées l’une et l’autre. J’eusse voulu être adorée de ma fille, et c’eût été là un souhait égoïste, un vœu contraire à la nature. Agathe m’aime, et c’est tout ; et moi, l’âme la plus exigeante et la plus jalouse qui fut jamais, je m’habitue à l’idée qu’il est bon d’être celle des deux qui aime le plus. C’est là un miracle, n’est-ce pas ? un miracle que j’eusse en vain demandé à l’amour d’un homme et qu’a su opérer l’amitié d’une enfant.

Vous me demandez si j’aime toujours le luxe, et, me cherchant des consolations où vous supposez que j’en puis trouver, vous vous imaginez que j’ai dû me créer, dans ma villa italienne, une existence toute d’or et de marbre, toute d’art et de splendeur. Il n’en est rien ; tout ce qui me rappelle la courtisane m’est devenu odieux. Je suis dégoûtée, non de la beauté des œuvres de goût, mais de la possession et de l’usage de ces choses là. J’ai fait cadeau, à divers musées de cette province, des statues et des tableaux que je possédais. Je trouve qu’un chef-d’œuvre doit être à tous ceux qui peuvent le comprendre et l’apprécier, et que c’est une profanation que de l’enfermer dans la demeure d’un particulier, lorsque ce particulier s’est voué à la retraite, et a fermé sa porte aux amateurs et aux curieux, comme je l’ai fait définitivement. J’ai vendu tous mes diamants, et j’ai fait bâtir presque un village autour de moi, où je loge gratis de pauvres familles. Je ne m’occupe plus de ma parure, et je n’ai même pas osé m’occuper de celle d’Agathe, quoique j’eusse trouvé du plaisir à embellir mon idole ; mais la voyant si simple et si étrangère à cette longue et coûteuse préoccupation, j’ai respecté son instinct, et je l’ai subi pour moi-même peu à peu, sans m’en apercevoir. Agathe aime et cultive avec distinction la peinture et la musique. Son père l’avait destinée à donner des leçons. Mais ce pauvre artiste, imprévoyant et déréglé comme la plupart de ceux de ce pays-ci, l’avait laissée sans clientèle et sans protections. Ses talents, du moins, lui