Page:Sand - Œuvres illustrées de George Sand, 1853.djvu/177

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
44
ISIDORA.

reuse soubrette, libre autant que possible, et traitée avec bienveillance.

Puis, au bout de quelque temps, en courant avec elle, je découvris un trésor de raison, de droiture et de bonté ; et bientôt, je la retirai de l’office pour la faire asseoir à mes côtés, non comme une demoiselle de compagnie, mais comme la fille de mon cœur et de mon choix. Pourtant si vous nous voyiez ensemble, vous seriez surprise, chère Alice, de l’apparente froideur de notre affection ; du moins, vous nous trouveriez bien graves, et vous vous demanderiez si nous sommes heureuses l’une par l’autre.

Il faut donc que je vous explique ce qui se passe entre nous.

Dès le principe, j’ai examiné attentivement Agathe, je l’ai même beaucoup interrogée. J’ai retiré de cet examen et de ces interrogatoires, la certitude que c’était là un ange de pureté, et en même temps une âme assez forte : un caractère absolument différent du mien, à la fois plus humble et plus fier, étranger par nature aux passions qui m’ont bouleversée, difficile, impossible peut-être à égarer, prudente et réfléchie, non par sécheresse et calcul personnel, mais par instinct de dignité et par amour du vrai.

La docilité semblait être sa qualité dominante, lorsque je lui commandais en qualité de maîtresse. Mais en l’observant, je vis bientôt que cette docilité n’était qu’une muette adhésion à la règle qu’elle acceptait : l’amour de l’ordre, et surtout une noble fierté qui voulait se soustraire par l’exactitude rigoureuse à l’humiliation du commandement. C’était cela bien plutôt qu’une soumission aveugle et servile pour ma personne. Le silence profond qui protégeait ce caractère grave et recueilli m’empêchait de savoir si les passions généreuses pourraient y fermenter, si la haine de l’injustice et le mépris de la stupidité seraient capables d’en troubler la paix. À présent encore, quoique j’aie lu aussi avant dans son cœur qu’elle-même, quoique je sache bien qu’elle adore la bonté, j’ignore si elle peut haïr la méchanceté. Peut-être qu’il y a là trop de force pour que l’indignation s’y soulève, pour que le dédain y pénètre. Étonnement et pitié, voilà, ce me semble, toute l’altération que cette sérénité pourrait subir.

Agathe a vécu dans le travail et la retraite, sans rien savoir, sans rien deviner du monde, sans rien désirer de lui, sans songer qu’elle pût jamais sortir de l’obscurité qu’elle aime, non-seulement par habitude, mais par instinct. Elle ne connaît pas l’amour, elle en pressent encore si peu les approches, que je me demande avec terreur si elle est capable d’aimer, et si elle n’est pas trop parfaite pour ne pas rester insensible.

Et pourtant, je ne puis concevoir la jeunesse d’une femme sans amour, et je suis épouvantée du mystère de son avenir. Aimera-t-elle, d’amitié seulement, un compagnon de toute la vie, un mari ? Élèvera-t-elle des enfants, sans passion, sans faiblesse, avec la rigide pensée d’en faire des êtres sages et honnêtes ? Quelle rectitude admirable et effrayante ! Sera-t-elle heureuse sans souffrir ? est-ce possible !

Et pourtant, qu’ai-je retiré, moi, de mes angoisses et de mes tourments ?

Quand j’avais seize ans, l’âge d’Agathe, je n’avais déjà plus de sommeil, ma beauté me brûlait le front, de vagues désirs d’un bonheur inconnu me dévoraient le sein. Rien dans cette enfant ne me rappelle mon passé. Je l’admire, je m’étonne, et je n’ose pas juger. Quand j’ai changé la condition d’Agathe si soudainement, si complètement, elle a été fort peu surprise, nullement étourdie ou enivrée, et j’ai aimé cette noble fierté qui acceptait tout naturellement sa place. L’expression de sa reconnaissance a été vraie, mais toujours digne. Elle me promettait de mériter ma tendresse, mais elle n’a pas plié le genou, elle n’a pas courbé la tête, et c’est bien. En voyant ce noble maintien, moi, j’ai été saisie d’un respect étrange, et une seule crainte m’a tourmentée, c’est de n’être pas digne d’être la bienfaitrice et la providence d’Agathe. Son air imposant m’a fait comprendre la grandeur du rôle que je m’imposais, et, depuis ce moment, je m’observe avec elle, comme si je craignais de manquer au devoir que j’ai contracté.

Cela fait une amitié qui m’est plus salutaire que délicieuse. Il ne s’agit point d’adopter une telle orpheline pour s’en faire une société, une distraction, un appui. Agathe prend le contrat au sérieux. Elle semble me dire dans chaque regard :

« Vous avez voulu avoir l’honneur d’être mère, songez que ce n’est pas peu de chose, et qu’une mère doit être l’image de la perfection. »

Moi, je ne sais pas me contraindre, et, si quelque folle passion pouvait encore me traverser le cerveau, je ne jouerais pas la comédie. J’éloignerais Agathe plutôt que de la tromper. Mais est-ce donc la pensée que le moindre égarement de ma part troublerait notre intimité, qui fait que je me sens si bien fortifiée dans mon jardin de vieillesse ?

Peut-être ! peut-être Agathe m’a-t-elle été envoyée par la bonté divine pour me faire aimer l’ordre, le calme, la dignité, et la convenance. Il est certain que tout cela est personnifié en elle, et que rompre avec ces choses là, ce serait rompre avec Agathe. Il était donc dans ma destinée que les hommes me perdraient et que je ne pourrais être sauvée que par les femmes ? Vous avez commencé ma conversion, chère Alice ; vous l’avez voulue, vous y avez mis tout votre cœur, toute votre force. Agathe, qui vous ressemble à tant d’égards, l’achève sans se donner la moindre peine, sans se douter même de ce qu’elle fait ; car la douce enfant ignore ma vie, et ne la comprendrait pas si elle lui était racontée.


Minuit.

Agathe m’a forcée de m’interrompre, mais je veux vous dire bonsoir, à présent qu’elle me quitte. J’ai passé solennellement la soirée auprès d’elle, et je me sens comme exaltée par mes propres pensées.

Quelle nuit magnifique ! la terre altérée ouvrait tous ses pores à la rosée, les fleurs la recevaient dans leurs coupes immaculées. Enivrés d’amour, de parfum et de liberté, les rossignols chantaient, et, du fond humide de la vallée, leurs intarissables mélodies montaient comme un hymne vers les étoiles brillantes. Appuyée sur l’épaule d’Agathe, que je dépasse de toute la tête, je marchais d’un pas égal et lent, m’arrêtant quelquefois quand nous atteignions la limite de la balustrade. La terrasse de cette villa est magnifiquement située ; absorbées dans la contemplation du paysage vague et profond, et plus encore de l’infini déroulé sur nos têtes, nous ne songions point à nous parler. Peu à peu ce silence amené naturellement par la rêverie, nous devint impossible à rompre. Du moins, pour ma part, je n’eusse rien trouvé à dire qui ne m’eût semblé oiseux ou coupable au milieu d’une telle nuit, solennelle et mystérieuse comme la beauté parfaite. Agathe respectait-elle ma méditation, ou bien éprouvait-elle le même besoin de recueillement ? Agathe aussi est mystérieuse comme la perfection. Son âme sans tache me semblait si naturellement à la hauteur de la beauté des choses extérieures, que j’eusse craint d’affaiblir, par mes réflexions, le charme qu’elle y trouvait. Avait-elle besoin de moi pour admirer la voûte céleste, pour aspirer l’infini, pour se prosterner en esprit devant la main qui sema ces innombrables soleils comme une pluie de diamants dans l’Océan de l’Éther ? Et quelles expressions eussent pu rendre ce qu’elle éprouvait sans doute mieux que moi ? De quel autre sujet eussé-je pu l’entretenir qui ne fût un outrage à la beauté des cieux, une profanation de ces grandes heures et de ces lieux sublimes ?

Quand l’échange de la parole n’est pas nécessaire il est rarement utile. J’en suis venue à croire que tous les discours humains ne sont que vanité, temps perdu, corruption du sentiment et de la pensée. Notre langage est si pauvre que quand il veut s’élever, il s’égare le plus souvent, et que quand il veut trop bien peindre, il dénature. Toujours la parole procède par comparaison, et les