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ISIDORA.

Il ne se doutera jamais que sa confession est entre vos mains. Ah ! c’est la confession d’un ange. Quel noble sentiment, Alice ! quelle ferveur mystérieuse, quel pieux respect ! n’en serez-vous pas touchée quelque jour ? J’aurais donné, moi, dix ans de jeunesse et de beauté pour être aimée ainsi, eussé-je dû ne l’apprendre jamais de sa bouche, et n’en recevoir même jamais un baiser furtif sur le bord de mon vêtement !

« C’en est fait ! je n’inspirerai jamais cette flamme sainte que j’ai follement rêvée. Autrefois je m’indignais contre mon sort, j’accusais le cœur de l’homme d’injustice, d’orgueil et de cruauté ; mais j’ai bien changé depuis un an ! Si quelque jour vous parlez de moi librement avec Jacques, dites-lui de ne pas se reprocher mes souffrances ; elles m’ont été salutaires, elles ont porté leurs fruits amers et fortifiants. J’ai reconnu enfin qu’il n’était pas au pouvoir du cœur le plus généreux et le plus sublime de donner toute sa flamme à un être troublé et malade comme moi. J’ai reconnu le sceau de la justice divine et le prix de la vertu… la vertu que j’ai tant haïe et blasphémée dans mes désespoirs ! Où seraient donc le bien et le mal ici-bas, si les cœurs coupables pouvaient être récompensés dès cette vie, et s’il n’y avait pas d’inévitables expiations ! Ah ! cette parole est vraie : Tu seras puni par où tu as péché ! Cela est vrai pour toutes les erreurs, pour toutes les folles passions de l’humanité. Ceux qui ont abusé des bienfaits de Dieu ne le trouveront plus et seront condamnés à le chercher sans cesse ! La femme sans frein et sans retenue mourra consumée par le rêve d’une passion qu’elle n’inspirera jamais.

« Et pourtant l’Évangile nous montre les ouvriers de la dernière heure du jour récompensés comme ceux de la première… ; mais le maître qui paie ainsi, c’est Dieu. Il n’est pas au pouvoir de l’homme de tout donner en échange de peu. Si l’ouvrier tardif et lâche avait le droit d’exiger une part complète, celui qui rétribue serait frustré, et c’est en amour surtout que l’égalité a besoin d’être respectée comme l’amour même ; car l’amour est aussi beau que la vertu, ou plutôt la vertu, c’est l’amour. Il impose les plus grands devoirs, et ces devoirs-là, partagés également, sont les plus vives jouissances. Celui qui croit pouvoir mériter seul, présume trop de lui-même ; celui qui se croit dispensé de mériter, ne recueille rien.

« C’est en Dieu seul que je me réfugie, ses trésors à lui sont inépuisables. Si le catholicisme n’était pas une fausse doctrine pour les hommes d’aujourd’hui, je sens que je me ferais carmélite ou trappiste à l’heure qu’il est ; mais le Dieu des nonnes est encore un homme, une sorte d’égal, un jaloux, un amant ; le Dieu qui peut me sauver, c’est celui qui ne punit pas sans retour. Il me semble que j’ai assez expié, et que je mérite d’entrer dans le repos des justes, c’est-à-dire de ne plus connaître les passions.

« Mais vous, Alice, vous avez droit à la coupe de la vie, vous vous en êtes trop abstenue ; pourquoi donc craindriez-vous d’y porter vos lèvres pures ? il est impossible qu’il y ait une goutte de fiel pour vous… Je n’ose nommer Jacques, et pourtant, ma belle sainte, je ne puis m’empêcher de rêver que quelque jour… un beau soir d’été plutôt, Jacques vous surprendra à la campagne, lisant ce paragraphe écrit de sa main : « Si l’on pouvait s’asseoir à tes pieds !… »

« Quand vous m’écrirez que ce moment est venu, je reviendrai près de vous, j’y reviendrai calme et purifiée ; et, à mon tour, Alice, je goûterai ce bonheur d’avoir fait des heureux, que vous vouliez garder pour vous seule !

« Isidora. »

La lettre qui suit est de dix ans postérieure à celle qu’on vient de lire.

LETTRE DEUXIÈME.

ISIDORA À MADAME DE T…

Non, je ne suis pas malheureuse. J’ai accompli pour vous, Alice, un sacrifice que je croyais bien grand alors…

Pardonnez-moi si je vous dis aujourd’hui que, dans mes souvenirs, ce grand acte de courage me paraît chaque jour moins sublime, et qu’enfin j’arrive à me trouver assez peu héroïque… Que Jacques me pardonne de parler ainsi ! Et vous surtout, ma sœur chérie, pardonnez-moi de ne pas le pleurer… Il n’y a rien d’injurieux pour lui dans le calme avec lequel je puis parler à présent d’un sujet jadis si brûlant, et naguère encore si délicat. Ce n’est pas de Jacques que je suis guérie, c’est de l’amour ! Oui, vraiment, j’en suis guérie à jamais, Alice, et, pour m’avoir fait cette grâce, Dieu a été trop bon pour moi, il m’a trop largement récompensée d’un moment de force.

Je vous dis cela ce soir, au bord du plus beau lac de la terre, par un coucher de soleil splendide, sous le ciel de la paisible et riante Lombardie, et je parle ainsi dans la sincérité de mon cœur.

Il me semble, tant je suis tranquille, que je ne puis plus souffrir… Peut-être si le ciel était orageux, l’air âcre, et que le paysage, au lieu de l’églogue des prairies bordant de fleurs des flots placides, m’offrît le drame d’un volcan qui gronde et d’une nature qui menace… peut-être mon âme serait-elle moins sereine, peut-être vous exprimerais-je le vide délicieux de mon âme en des termes plus résignés que triomphants… Je ne sais, je n’ose chanter victoire, dans la crainte de tomber dans le péché d’orgueil et d’en être punie ; mais il est certain que, depuis quelques mois, depuis ma dernière lettre, je ressens une joie intérieure qui me semble durable et profonde,

À quoi l’attribuerai-je ? Sera-ce simplement à cet inappréciable bienfait du repos dont je ne me souvenais plus d’avoir joui ? peut-être ! Ô bonheur des âmes blessées et fatiguées, que tu es humble et modeste ! tu te contentes de ne pas souffrir, tu ne demandes rien que l’absence d’un excès de souffrance ; tu te replies sur toi-même, comme une pauvre plante qui, après l’orage, n’a besoin que d’un grain de sable et d’une goutte d’eau ; bien juste de quoi ne pas mourir et se sentir faiblement vivre… le plus faiblement possible !

Pas de funestes présages, Alice ! ne croyez pas me consoler et m’égayer en me disant que je suis encore jeune et que j’aimerai encore ! Non, je ne suis plus jeune ! si mes traits disent le contraire, ils mentent. C’est dans l’âme que les années marquent leur passage et laissent leur empreinte ; c’est notre cœur, c’est notre imagination qui vieillissent promptement ou résistent avec vaillance.

— … Je relis ce que je vous écrivais tout à l’heure, aux dernières clartés d’un soleil mourant ; on m’apporte une lampe, je m’éloigne de la fenêtre…

Mes idées prennent un autre cours.

Pourquoi confondais-je le cœur avec l’imagination ? Dans la jeunesse, c’est peut-être une seule et même chose ; mais, en vieillissant, les éléments de notre être deviennent plus distincts. Les sens s’éteignent d’un côté, le cerveau de l’autre ; mais le cœur est-il donc condamné à mourir avec eux ? Oh non ! grâce à la divine bonté de la Providence, la meilleure partie de nous-même survit à la plus fragile, et il arrive qu’on se trouve heureux de vieillir. Ô mystère sublime ! Vraiment la vie est meilleure qu’on ne croit ! L’injuste et superbe jeunesse recule avec effroi devant la pensée d’une transformation qui lui semble pire que la mort, mais qui est peut-être l’heure la plus pure et la plus sereine de notre pénible carrière.

Avec quelle terreur j’avais toujours pensé à la vieillesse ! Dans la fleur de ma jeunesse, je n’y croyais pas. « Moi, vieillir ! me disais-je en me contemplant ; devenir grasse, lourde, désagréable à voir ! Non, c’est impossible, cela n’arrivera pas. Je mourrai auparavant ; ou bien, quand je me sentirai décliner, quand une femme me regardera sans envie, et un homme sans désir, je me tuerai ! »

Il n’y a pas longtemps encore qu’en consultant mon