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ISIDORA.

scandale est la marque de dédain la plus incisive qu’elle m’ait donnée. Je sais bien que, dans le temps où nous vivons, je pourrais braver ce dédain, me pousser par l’intrigue dans les salons, y réussir, y tourner la tête d’un lord excentrique ou d’un Français sceptique, faire encore un riche, peut-être un illustre mariage, qui sait ! aller à la cour citoyenne comme certaines filles publiques, bien autrement avilies que moi, s’y sont poussées et installées à force d’impudence ou d’habileté. Mais je n’ai pas la ressource d’être vile, et ce genre d’ambition m’est impossible.

« Mon orgueil est trop éclairé pour aller affronter des mépris qui me font souffrir par la seule pensée qu’ils existent au fond des cœurs, quelque part, chez des gens que je ne connais même pas. Je ne pourrais pas, je n’ai jamais pu m’entourer de ces femmes équivoques, qui ont fait justement comme moi, par les mêmes hasards, mais avec d’autres intentions et d’autres moyens. J’abhorre l’intrigue, et j’éprouve une sorte de consolation à écraser ces femmes-là du mépris qu’elles m’inspirent.

« Mais, hélas ! pour valoir mieux qu’elles, je n’en suis que plus malheureuse.

« Ne pouvant m’amuser à la possession des bijoux et des voitures, à la conquête des révérences et à l’exhibition d’une couronne de comtesse sur mes cartes de visite, j’ai l’âme remplie d’un idéal que je n’ai jamais pu, et que, moins que jamais, je puis atteindre.

« Le manque d’amour me tue, et le besoin d’être aimée me torture… Et pourtant je ne suis pas sûre de n’avoir pas perdu moi-même, au milieu de tant de souffrances, la puissance d’aimer.

« Ah ! la voilà, cette révélation qui vous effraie et à laquelle vous n’osiez pas vous attendre ! Je vous ai devinée, Alice, et je sais bien ce qui a disposé votre grand cœur à m’absoudre de toute ma vie. Dans votre vie de réserve et de pudeur, à vous, vous vous êtes dit avec l’humilité d’un ange, que les femmes comme moi avaient une sorte de grandeur incomprise, qu’elles se rachetaient devant Dieu par la puissance de leurs affections, et que, comme à Madeleine, il leur serait beaucoup pardonné, parce qu’elles ont beaucoup aimé. Hélas ! vous n’avez pas compris que Dieu serait trop indulgent, s’il permettait aux âmes qui abusent de ses dons de ne pas arriver à la satiété et à l’impuissance.

« Le châtiment est là pour le cœur de la femme, comme pour les sens du débauché.

« Et ce malheur incommensurable n’est pas l’expiation des âmes vulgaires, sachez-le bien. J’ai été frappée, en Italie, de la différence qui existait entre moi et presque toutes ces femmes d’une organisation à la fois riche et grossière.

« Elles avaient bien aussi des alternatives d’illusion et de déception, mais leurs sens sont si actifs, que leur illusion n’est pas tuée par ses nombreuses défaites. J’ai connu à Rome une jeune fille de vingt ans, qui me disait tranquillement, en comptant sur ses doigts :

« J’ai aimé trois fois, et j’ai toujours été trompée ; mais, cette fois-ci, je suis bien sûre d’être aimée, et de l’être pour toujours. »

« Huit jours après, elle était trahie ; elle fut d’abord folle, puis malade à mourir ; puis, quand elle fut guérie, il se trouva qu’elle était passionnément éprise du médecin qui l’avait soignée, et qu’elle disait encore :

« Cette fois-ci, c’est pour toujours. »

« J’ignore la suite de ses aventures ; mais je gagerais qu’elle est aujourd’hui à son dixième amour, et qu’elle ne désespère de rien. Pourtant cette fille était honnête, sincère, elle donnait toute son âme, elle se dévouait sans mesure, elle était admirable de confiance, de miséricorde et de folie. C’était une mobile et puissante organisation.

« Nous ne sommes point ainsi, nous autres Françaises, nous autres Parisiennes surtout. Nous n’avons peut-être pas moins de cœur qu’elles ; mais nous avons beaucoup plus d’intelligence, et cette intelligence nous empêche d’oublier. Notre fierté est moins audacieuse ; elle est plus délicate, elle ne se relève pas aussi aisément d’un affront ; elle raisonne ; elle voit le nouveau coup qui la menace dans la récente blessure dont elle saigne. Ce n’est pas une force égarée qui cherche aveuglément le remède dans l’oubli du mal et dans de nouveaux biens. C’est une force brisée, qui ne peut se consoler de sa chute, et qui se regrette amèrement elle-même.

« Eh bien, Alice, voilà longtemps que je parle, et je ne vous ai encore rien dit, rien fait comprendre, peut-être. C’est que je suis une énigme pour moi-même. Malade d’amour, je n’aime pas. Une fois, dans ma vie, j’ai cru aimer… j’ai longtemps caressé ce rêve comme une réalité dont le souvenir faisait toute ma richesse, et, à présent !… Eh bien, à présent, hélas ! je ne suis pas même sûre de n’avoir pas rêvé. Ah ! si je pouvais, si j’osais raconter ! Tenez, c’est comme pour aimer : Vorrei e non vorrei. »

— Eh bien, Julie, répondit Alice en étouffant un profond soupir ; car les paroles d’Isidora l’avaient remplie d’effroi et navrée de tristesse : parlez et racontez. Vous en avez trop dit, et j’en ai trop entendu pour en rester là. Oubliez que vous parlez à la sœur de votre mari. Et pourquoi, d’ailleurs, ne serait-elle pas votre confidente ? Lui vivant, vous eussiez pu chercher en elle un soutien contre votre propre faiblesse, un refuge dans vos courageux repentirs.

À présent que je ne peux plus lui conserver ou lui rendre les bienfaits de votre affection, je peux, du moins, accomplir son dernier vœu, en remplissant, auprès de vous, le rôle d’une sœur.

— Appelez-moi votre sœur ! dites ce mot adorable, ma sœur, s’écria Isidora en embrassant avec énergie les genoux d’Alice. Oh ! s’il est possible que vous m’aimiez ainsi, oui, je jure à Dieu que, moi, je pourrai encore aimer et croire ! »

En cet instant Isidora parlait avec l’élan de la conviction, et tout ce qu’elle avait encore de pur et de bon dans l’âme rayonnait dans son beau regard.

Alice l’embrassa et lui donna le nom de sœur, en appelant sur elle la bénédiction de la grâce divine.

« Et maintenant, dit Julie tout en pleurs, je raconterai le fait le plus caché et le plus important de ma vie, mon seul amour !… C’est un homme que vous connaissez… qui demeure chez vous… qui vous a sans doute parlé de moi…

— Oui, c’est Jacques Laurent, répondit Alice avec un calme héroïque. »

Ce nom, dans la bouche de madame de T…, fit frissonner Isidora.

Elle redevint farouche un instant et plongea son regard dans celui d’Alice ; mais elle ne put pénétrer dans cette âme invincible, et la courtisane jalouse et soupçonneuse fut trompée par la femme sans expérience et sans ruse. C’est peut-être la plus grande victoire que la pudeur ait jamais remportée.

« Elle ne l’aime pas, je peux tout dire, » pensa Isidora, et elle dit tout, en effet.

Elle raconta son histoire et celle de Jacques, dans les plus chauds détails. Elle n’omit des événements de la nuit que les soupçons qu’elle avait eus sur sa rivale ; elle les oublia plutôt qu’elle ne les voulut céler. Ne les ressentant plus, heureuse d’aimer Alice sans avoir à lutter contre de mauvais sentiments, elle dévoila, avec son éloquence animée, ce triste roman qu’elle voyait enfin se dessiner nettement dans ses souvenirs. Elle confessa même que, sans le vouloir, sans le savoir, entraînée par un prestige de l’imagination, elle avait exagéré à Jacques la passion qu’elle avait conservée pour lui ; et, quand elle eut fait cette confession courageuse, elle ajouta :

« C’est là le dernier trait de ce malheureux caractère que je ne peux plus gouverner, le plus évident symptôme de cette maladie incurable à laquelle je succombe.

« Le besoin d’être aimée m’a fait croire à moi-même que j’aimais éperdument, et je l’ai affirmé de bonne foi : j’en ai protesté avec ardeur.

« Il l’a cru, lui : comment ne l’eût-il pas fait, quand je le croyais moi-même ?