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ISIDORA.

le culte du beau, du juste, du vrai, vous comprendrez les difficultés de ma situation, et vous m’aiderez peut-être à en sortir. Du moins votre première impression aura une grande valeur à mes yeux. Sachez donc que mon frère a légué son nom et ses biens, en mourant, à une femme tout à fait déconsidérée, et dont le nom, malheureusement célèbre dans un certain monde, est peut-être arrivé jusqu’à vous…

— Il y a si longtemps que j’habite la province, dit Laurent avec le désir évident de se récuser, que j’ignore…

— Mais ; il y a trois ans, vous habitiez Paris, vous demeuriez dans cette maison ; il est impossible que vous n’ayez pas entendu prononcer le nom d’Isidora. »

Jacques Laurent devint pâle comme la mort ; son émotion l’empêcha de voir la pâleur et l’agitation d’Alice.

« Je crois, dit-il, qu’en effet… ce nom ne m’est pas inconnu, mais je ne sais rien de particulier…

— Pourtant vous avez dû rencontrer cette personne, monsieur Laurent ; rappelez-vous bien ! dans ce jardin, par exemple…

— Oui, oui, en effet, dans ce jardin, répondit tout éperdu le pauvre Laurent, qui ne savait pas mentir, et sur qui la douce voix d’Alice exerçait un ascendant dominateur.

— Vous devez bien vous rappeler la serre du jardin voisin, reprit-elle : il y avait de si belles fleurs, et vous les aimez tant !

— C’est vrai, c’est vrai, dit Laurent, qui semblait parler comme dans un rêve, les camélias surtout… Oui, j’adore les camélias.

— En ce cas, vous serez bien servi, car madame de S… les aime toujours, et j’ai vu, ce matin, qu’on remplissait la serre de nouvelles fleurs. Comme vous êtes lié avec elle, vous la verrez, je présume… et vous pourrez alors servir d’intermédiaire entre elle et moi, quelles que soient les explications que nous ayons à échanger ensemble.

— Pardonnez-moi, Madame, reprit Jacques avec une angoisse mêlée de fermeté. Je ne me chargerai point de cette négociation. »

Alice garda le silence ; ce qu’elle souffrait, ce que souffrait Laurent était impossible à exprimer.

« La voilà donc, cette passion cachée qui le dévore, pensait Alice ; voilà la cause de sa tristesse, de son découragement, de son abnégation, de son éternelle rêverie ? Il a aimé cette femme dangereuse, il l’aime encore. Oh ! comme son nom le bouleverse ! comme l’idée de la revoir le charme et l’épouvante ! »

On annonça que le dîner était servi, et Laurent prit son chapeau pour s’esquiver. « Non, monsieur Laurent, lui dit Alice en posant sa main sur son bras, avec un de ces mouvements de courage désespéré qui ne viennent qu’aux émotions craintives, vous dînerez avec nous ; j’ai à vous parler. »

Ce ton d’autorité blessa le pauvre Jacques. Sa position subalterne, comme on se permet d’appeler dans les familles aristocratiques le rôle sacré de l’être qui se consacre à la plus haute de toutes les fonctions humaines, en formant le cœur et l’esprit des enfants (de ce qu’on a de plus cher dans la famille ), ce rôle de pédagogue, asservi parfois et dominé jusqu’à un certain point par des exigences outrageantes, n’avait jamais frappé Laurent ; madame de T… l’avait appelé et accueilli dans sa maison, comme un nouveau membre de sa famille ; elle l’avait traité comme l’ami le plus respecté, comme quelque chose entre le fils et le frère. Cependant, depuis quelques semaines, cette confiante intimité, au lieu de faire des progrès naturels, s’était insensiblement refroidie. La politesse et les égards avaient augmenté à mesure qu’une certaine contrainte s’était fait sentir. Laurent en avait beaucoup souffert. Dans sa modestie naïve, il n’avait rien deviné, et, maintenant qu’un élan de passion jalouse et désolée le retenait brusquement, il s’imaginait être le jouet d’un caprice déraisonnable, inouï. Sa fierté n’était pas seule en jeu, car lui aussi il aimait, le pauvre Jacques, il était éperdument épris d’Alice et son cœur se brisa au moment où il eût dû s’épanouir.

« Vous voudrez bien me pardonner, dit-il d’un ton un peu altier ; mais il m’est impossible, Madame, de me rendre maintenant à votre désir. »

En disant cela, les larmes lui vinrent aux yeux. Trouver Alice cruelle lui semblait la plus grande des douleurs qu’il pût supporter.

Alice le comprit ; et comme son fils revenait auprès d’elle ; « Félix, lui dit-elle avec un doux sourire, engage donc notre ami à rester avec nous pour dîner. Il me refuse ; mais il ne voudra peut-être pas te faire cette peine. »

L’enfant, qui chérissait Laurent, le prit par les deux mains avec une tendre familiarité, et l’entraîna vers la table. Laurent se laissa tomber sur sa chaise. Un regard d’Alice et le nom d’ami l’avaient vaincu.

Cependant ils furent mornes et contraints durant tout le repas. L’expansive gaieté du jeune garçon pouvait à peine leur arracher un sourire. Laurent jetait malgré lui un regard distrait sur le jardin et sur la petite porte du mur mitoyen qu’on apercevait de sa place. Alice examinait et interprétait sa préoccupation dans le sens qu’elle redoutait le plus. Mais il faut dire, pour bien montrer la droiture et la fermeté du penchant de cette femme, que si elle s’était convaincue, dès le premier mot de Laurent, qu’il était bien le héros de l’aventure racontée par le beau cousin Adhémar, elle avait complètement rejeté de son souvenir les imputations outrageantes sur le caractère de Laurent. Laurent lui eût-il été moins cher, elle connaissait déjà bien assez son désintéressement et sa fierté d’âme pour regarder cette circonstance du récit d’Adhémar comme une calomnie gratuite ; mais quand on aime, on n’a pas besoin d’opposer la raison à des soupçons de cette nature. La pensée d’Alice ne s’y arrêta pas un instant.

Mais par quelle bizarre et douloureuse coïncidence ce dernier amant qu’Isidora avait eu à Paris, après mille autres, se trouvait-il donc le seul homme que la tranquille et sage Alice eût aimé en sa vie ?

Alice avait eu besoin d’appeler à son secours tout ce qu’elle avait de religion dans l’âme et de courage dans le caractère pour ne pas haïr le mari froid et dépravé auquel on l’avait unie à seize ans sans la consulter. Victime de l’orgueil et des préjugés de sa famille, elle avait pris le mariage en horreur et le monde en mépris. Elle avait tant souffert, tant rougi et tant pleuré dans sa première jeunesse, elle avait été si peu comprise, elle avait rencontré autour d’elle si peu de cœurs disposés à la respecter et à la plaindre, et au contraire tant de sots et de fats désireux de la flétrir en la consolant, qu’elle s’était repliée sur elle-même dans une habitude de désespoir muet et presque sauvage. Une violente réaction contre les idées de sa caste et contre les mensonges odieux qui gouvernent la société s’était opérée en elle. Elle s’était fait une vie de solitude, de lecture et de méditation, au milieu du monde. Lorsqu’elle y paraissait pâle et belle, ornée de fleurs et de diamants, elle avait l’air d’une victime allant au sacrifice ; mais c’était une victime silencieuse et recueillie, qui ne faisait plus entendre une plainte, qui ne laissait plus échapper un soupir.

La mort de son mari avait terminé un lent et odieux supplice : mais à vingt ans, Alice était déjà si lasse de la vie, qu’elle l’abordait sans illusions, et qu’elle ne pouvait plus y faire un pas sans terreur. Les théories qu’on agitait autour d’elle soulevaient son âme de dégoût. Les hommes qu’elle voyait lui semblaient tous, et peut-être qu’ils étaient tous, en effet, des copies plus ou moins effacées du type révoltant de l’homme qui l’avait asservie. Enfin, elle ne pouvait plus aimer, pour avoir été forcée de haïr et de mépriser, dans l’âge où tout devait être confiance, abandon, respect.

Ce ne fut que dix ans plus tard qu’elle rencontra enfin un homme pur et vraiment noble, et il fallut pour cela que le hasard amenât dans sa maison et jetât dans son intimité un plébéien pauvre, sans ambition, sans facultés éclatantes, mais fortement et sévèrement épris des idées les meilleures et les plus vraies de son temps. Il n’y avait rien de miraculeux dans ce fait, rien d’exceptionnel dans