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ISIDORA.

appartement. Bonsoir, Adhémar… Toi, dit-elle à son fis, viens que je fasse ta toilette, et que je te délivre de cette poussière.

— Comment ! ce don Juan de village va demeurer dans votre maison, Alice ? reprit le cousin lorsque Jacques fut sorti.

— En quoi cela peut-il vous intéresser, mon cousin ?

— Mais je vous déclare qu’il est dangereux.

— Pour mes femmes de chambre, à ce que vous croyez ?

— Ma foi, pour vous, Alice, qui sait ? On le remarquera, et on en parlera.

— Qui en parlera, je vous prie ? dit madame de T… avec une hauteur accablante, et en regardant son cousin en face : votre sœur et vous ?

— Vous êtes en colère, Alice, répondit-il avec un sourire impertinent, cela se voit malgré vous. Je m’en vais bien vite, pour ne pas vous irriter davantage, et je me garderai bien de médire de votre précepteur si instruit, si raisonnable et si grave. Pardonnez-moi si, n’ayant fait connaissance avec lui qu’au bal masqué et au bras d’une fille, j’en avais pris une autre idée… Je tâcherai de tourner à la vénération sous vos auspices. »

Il passa, dans l’antichambre, auprès de Jacques Laurent, qui séparait ses paquets d’avec ceux du jeune Félix, et il lui lança des regards ironiques et méprisants, qui ne firent aucun effet : Jacques n’y prit pas garde. Il avait bien autre chose en l’esprit que le souvenir d’Isidora et du dandy qui l’avait insultée au bal masqué, il y avait si longtemps ! Il tourna à demi la tête vers ce beau jeune homme, dont chaque pas semblait fouler avec mépris la terre trop honorée de le porter. Voilà une mine impertinente, pensa-t-il ; mais il n’avait pas conservé cette figure dans sa mémoire, et elle ne lui rappela rien dans le passé.

Cependant Adhémar se retirait, frappé de la figure de Jacques Laurent, et se demandant avec humeur, lui qui, sans aimer Alice, était blessé de ne lui avoir jamais plu, si ce blond jeune homme, à l’œil doux et fier, ne se justifierait pas aisément des préventions suggérées contre lui à madame de T… ; si, au lieu d’être un timide pédagogue, traité en subalterne, comme il eût dû l’être dans les idées d’Adhémar, ce n’était pas plutôt un soupirant de rencontre, bon à la campagne pour un roman au clair de lune, et commode à Paris pour jouer le rôle d’un sigisbée mystérieux.

Une heure après, le jeune Félix, peigné, lavé et parfumé avec amour par sa mère, courait et sautillait dans le jardin comme un oiseau ; Laurent se promenait à distance, passant et repassant d’un air rêveur le long du grand mur qui longeait le jardin, et le séparait d’un autre enclos ombragé de vieux arbres. Alice descendait lentement le perron du petit salon d’été, qui formait une aile vitrée avançant sur le jardin, et où elle se tenait ordinairement pendant cette saison : car on était alors en plein été. Madame de T… avait passé l’hiver et le printemps à la campagne. Elle avait souhaité d’y passer une année entière, elle l’avait annoncé ; mais des affaires imprévues l’avaient forcée de revenir à Paris, elle ignorait pour combien de temps, disait-elle. Il y avait eu pourtant dans cette soudaine résolution quelque chose dont Jacques Laurent ne pouvait se rendre compte, et dont elle ne se rendait pas peut-être compte à elle-même. Peut-être y avait-il eu dans la solitude de la campagne, et dans l’air enivrant des bois, quelque chose de trop solennel ou de trop émouvant pour une imagination habituée à se craindre et à se réprimer.

Quoi qu’il en soit, elle marcha quelques instants, comme au hasard, dans le jardin, tantôt s’amusant des jeux de son fils, tantôt se rapprochant de Jacques, comme par distraction. Enfin ils se trouvèrent marchant tous trois dans la même allée, et, deux minutes après, l’enfant, qui voltigeait de fleur en fleur, laissa son précepteur seul avec sa mère.

Ce précepteur avait dans le caractère une certaine langueur réservée, qui imprimait à sa physionomie et à ses manières un charme particulier. Naturellement timide, il l’était plus encore auprès d’Alice, et, chose étrange, malgré l’aplomb que devait lui donner sa position, malgré l’habitude qu’elle avait des plus délicates convenances, malgré l’estime bien fondée que le précepteur s’était acquise par son mérite, madame de T… était encore plus embarrassée que lui dans ce tête-à-tête. C’était un mélange, ou plutôt une alternative de politesse affectueuse et de préoccupation glaciale. On eût dit qu’elle voulait accueillir gracieusement et généreusement ce pauvre jeune homme qu’elle arrachait au repos de la province et à la nonchalance de ses modestes habitudes, en lui rendant agréable le séjour de Paris, mais on eût dit aussi qu’elle se faisait violence pour s’occuper de lui, tant sa conversation était brisée, distraite et décousue.

Saint-Jean lui apporta plusieurs cartes, qu’elle regarda à peine.

« Je ne recevrai que la semaine prochaine, dit-elle, je ne suis pas encore reposée de mon voyage, et je veux, avant de laisser le monde envahir mes heures, mettre mon fils au courant de ce changement d’habitudes. Et puis, j’ai besoin de jouir un peu de lui. Savez-vous que huit jours de séparation sont bien longs, monsieur Laurent ?

— Oui, Madame, pour une mère, toute absence est trop longue, répondit Jacques Laurent, comme s’il eût voulu l’aider à lui ôter à lui-même toute velléité de présomption.

— Et puis, reprit-elle, il y avait six mois que mon fils et moi nous ne nous quittions pas d’un seul instant, et je m’en étais fait une douce habitude, que la vie de Paris va rompre forcément. Le monde est un affreux esclavage ; aussi j’aspire à quitter ce monde… mais il est vrai que mon fils aspirera un jour peut-être à s’y lancer, et que ma retraite serait alors en pure perte. Ah ! monsieur Laurent, vous ne connaissez pas le monde, vous ! vous ne dépendez pas de lui, vous êtes bien heureux !

— Je suis effectivement très-heureux, répondit Jacques Laurent du ton dont il aurait dit : Je suis parfaitement dégoûté de la vie. »

Cette intonation lugubre frappa madame de T… ; elle tressaillit, le regarda, et, tout à coup détournant les yeux :

« Trouvez-vous cette maison agréable ? lui dit-elle, n’y regretterez-vous pas trop la campagne ?

— Cette maison est fort embellie, répondit Laurent, préoccupé ; je crois pourtant que j’y regretterai beaucoup la campagne.

— Embellie ? reprit Alice ; vous étiez donc déjà venu ici ?

— Oui, Madame, je connaissais beaucoup cette maison pour y avoir demeuré autrefois,

— Il y a longtemps ?

— Il y a trois ans.

— Ah oui ! reprit Alice, un peu émue, c’est l’époque du départ de mon frère pour l’Italie.

— Je crois effectivement qu’à cette époque, dit Laurent, un peu troublé aussi, M. de S… faisait régir cette maison, et qu’il habitait la maison voisine.

— Qui lui appartenait, reprit Alice, et qui maintenant appartient à sa veuve.

— J’ignorais qu’il fût marié.

— Et nous aussi ; je viens de l’apprendre, il y a un instant, par la déclaration d’un homme de loi, et par de vives discussions qui se sont élevées dans ma famille à ce sujet. Vous entendrez nécessairement parler de tout cela avant peu, monsieur Laurent, et je suis bien aise que vous l’appreniez de moi d’abord… d’autant plus, ajouta-t-elle en observant la contenance du jeune homme, qu’il est fort possible que vous ayez quelque renseignement, peut-être quelque bon conseil à me donner.

— Un conseil ? moi, Madame ? dit Laurent, tout tremblant.

— Et pourquoi non, reprit Alice avec une aisance fort bien jouée ; vous avez le sentiment des véritables convenances, plus que ceux qui s’établissent, dans ce monde, juges du point d’honneur. Vous avez dans l’âme