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ISIDORA.

tres, qu’on dirait le même être mille fois répété dans des manifestations identiques ; enfin, cette cohue triste et agitée, tout cela me causa un instant de vertige et d’effroi. Je regardai ma compagne. Son œil noir et brillant à travers les trous de son masque, sa taille informe sous cet affreux domino qui fait d’une femme un moine, me firent véritablement peur, et je fus saisi d’un frisson involontaire. Je croyais être la proie d’un rêve, et j’attendais avec terreur quelque transformation plus hideuse encore, quelque bacchanale diabolique.

Nous avions apparemment échappé au danger réel ou imaginaire qui me procurait l’honneur de l’accompagner, car elle paraissait plus tranquille, et elle me dit d’un ton railleur : « Tu fais une drôle de mine, mon pauvre chevalier. Vraiment, tu es le chevalier de la triste figure !

— Vous devez avoir furieusement raison, beau masque, lui répondis-je, car, grâce à vous, c’est la première fois que je me trouve à pareille fête. Maintenant vous n’avez plus besoin de moi, permettez-moi de vous souhaiter beaucoup de plaisir et d’aller à mes affaires.

— Non pas, dit-elle, tu ne me quitteras pas encore, tu m’amuses.

— Grand merci, mais…

— Je dirai plus, tu m’intéresses. Allons, ne fais pas le cruel, et crains d’être ridicule. Si tu me connaissais, tu ne serais pas fâché de l’aventure.

— Je ne suis pas curieux, permettez que je…

— Mon pauvre Jacques, tu es d’une pruderie révoltante. Cela prouve un amour-propre insensé. Tu crois donc que je te fais la cour ? Commence par t’ôter cela de l’esprit, toi qui en as tant ! Je ne suis pas éprise de toi le moins du monde, quoique tu sois trop joli garçon pour un pédant !

— À ce dernier mot, je vois bien que j’ai l’honneur d’être parfaitement connu de vous.

— Voilà de la modestie, à la bonne heure ! Certes, je te connais, et je sais ton goût pour la botanique. Ne t’ai-je pas vu entrer dans une certaine serre où, depuis quinze jours, tu étudies le camélia avec passion ?

— Qu’y trouvez-vous à redire ?

— Rien. La dame du logis encore moins, à ce qu’il paraît ?

— Vous êtes sans doute sa femme de chambre ?

— Non, mais son amie intime.

— Je n’en crois rien. Vous parlez comme une soubrette et non pas comme une amie.

— Tu es grossier, chevalier discourtois ! Tu ne connais pas les lois du bal masqué, qui permettent de médire des gens qu’on aime le mieux.

— Ce sont de fâcheux et stupides usages.

— Ta colère me divertit. Mais sais-tu ce que j’en conclus ?

— Voyons !

— C’est que tu voudrais, en jouant la colère, me faire croire qu’il y a quelque chose de plus sérieux entre cette dame et toi que des leçons de botanique.

— Sérieux ? Oui, sans doute, rien n’est plus sérieux que le respect que je lui porte.

— Ah ! tu la crois donc bien vertueuse ?

— Tellement, que je ne puis souffrir d’entendre parler d’elle en ce lieu, et d’en parler moi-même à une personne que je ne connais pas, et qui…

— Achève ! « Et dont tu n’as pas très-bonne opinion jusqu’à présent ? »

— Que vous importe, puisque vous venez ici pour provoquer et braver la liberté des paroles ?

— Tu es fort aigre. Je vois bien que tu es amoureux de la dame aux camélias. Mais n’en parlons plus. Il n’y a pas de mal à cela, et je ne trouverais pas mauvais qu’elle te payât de retour. Tu n’es pas mal, et tu ne manques pas d’esprit ; tu n’as ni réputation, ni fortune, c’est encore mieux. Je pardonnerais à cette femme toutes les folies de sa jeunesse, si elle pouvait, sur ses vieux jours, aimer un homme raisonnable pour lui-même et s’attacher à lui sérieusement.

Vous, vous êtes ma mie, une fille suivante
Un peu trop forte en gueule, et fort impertinente

Le domino provocateur ne fit que rire de la citation ; mais changeant bientôt de ton et de tactique :

« Ton courroux me plaît, dit-elle, et me donne une excellente opinion de toi. Sache donc que tout ceci était une épreuve ; que j’aime trop Julie pour l’attaquer sérieusement, et qu’elle saura demain combien tu es digne de l’honnête amitié qu’elle a pour ton personnage flegmatique, philosophique et botanique. Je veux que nous fassions connaissance chez elle à visage découvert, et que la paix soit signée entre nous sous ses auspices. Allons, viens t’asseoir avec moi sur un banc. Je suis déjà fatiguée de marcher, et mon envie de rire se passe. Julie prétend que tu es un grand philosophe, je serais bien aise d’en profiter. »

Soit faiblesse, soit curiosité, soit un vague prestige qui, de Julie, se reflétait à mes yeux sur cette femme légère, comme la brillante lueur de l’astre sur quelque obscur satellite, je la suivis, et bientôt nous nous trouvâmes dans une loge du quatrième rang, assis tellement au-dessus de la foule, que sa clameur ne nous arrivait plus que comme une seule voix, et que nous étions comme isolés à l’abri de toute surveillance et de toute distraction. Elle commença alors des discours étranges où le plus énergique enivrement se mêlait à la plus adroite réserve ; elle paraissait continuer l’entretien piquant que nous avions commencé en bas, ou du moins passer naturellement de ce fait particulier à une théorie générale sur l’amour. Et comme il me semblait que c’était ou une provocation directe, ou le désir de m’arracher par surprise quelque secret de cœur relatif à Julie, je me tenais sur mes gardes. Mais elle se railla de ma prudence, et après avoir finement fustigé la présomption qu’elle m’attribuait dans les deux cas, elle me força à ne voir dans ses discours qu’une provocation à des théories sérieuses de ma part sur la question brûlante qu’elle agitait. J’étais scandalisé d’abord de cette facilité sans retenue et sans fierté à soulever devant moi le voile sacré à travers lequel j’ai à peine osé jusqu’ici interroger le cœur des femmes ; mais son esprit souple et fécond, une sorte d’éloquence fiévreuse qu’elle possède, réussirent peu à peu à me captiver. Après tout, me disais-je, voici une excellente occasion d’étudier un nouveau type de femme, qui, dans sa fougue audacieuse, m’est tout aussi inconnu que me l’était il y a peu de jours le calme divin de Julie. Voyons à quelle distance de l’homme peut s’élever ou s’abaisser la puissance de ce sexe !

« Allons, me disait-elle, réponds, mon pauvre philosophe ! n’as-tu donc rien à m’enseigner ? Je t’ai attiré ici pour m’instruire. Moralise-moi si tu peux. De quoi veux-tu parler au bal masqué avec une femme, si ce n’est d’amour ? Eh bien, prononce-toi, admets ou réfute mes objections. Que feras-tu de la passion dans ta république idéale ? Dans quelle série de mérites rangeras-tu la pécheresse qui a beaucoup aimé ? Sera-ce au-dessous, ou au-dessus, ou simplement à côté de la vierge qui n’a point aimé encore, ou de la matrone à qui les soins vertueux du ménage n’ont pas permis d’être amiable et, par conséquent, d’être émue et enivrée de l’amour d’un homme ? Voueras-tu un culte exclusif à ces fleurs sans parfum et sans éclat qui végètent à l’ombre, et qui, ne connaissant pas le soleil, croient que le soleil est l’ennemi de la vie ? Je sais que tu adores le camélia ; apparemment tu méprises la rose ?

— La rose est enivrante, répondis-je, mais elle ne vit qu’un instant. Je voudrais lui donner la persistance et la durée du camélia blanc, symbole de pureté.

— C’est cela, tu voudrais lui enlever sa couleur et son parfum, et tu oserais dire aux jardiniers de ton espèce : « Voyez, chers cuistres, mes frères, quel beau monstre vient d’éclore sous mon châssis ! » Tiens, froid rêveur, regarde toutes ces femmes qui sont ici ! Je voudrais te faire soulever leurs masques et lire dans leurs âmes. La plupart sont belles, belles de corps et d’intelligence. Celles que tu croirais les plus dépravées sont souvent celles qui ont le plus tendre cœur, l’esprit le plus spontané, les plus nobles intelligences, les entrailles les plus maternelles, les dévouements les plus romanesques, les