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ISIDORA.

troisième question

La femme est-elle ou n’est-elle pas l’égale de l’homme dans les desseins, dans la pensée de Dieu ?

La question est mal posée ainsi ; il faudrait dire : L’espèce humaine est-elle composée de deux êtres différents, l’homme et la femme ? Mais dans cette rédaction j’omets la pensée divine, et ce n’est pas mon intention. En créant l’espèce humaine, Dieu a-t-il formé deux êtres distincts et séparés, l’homme et la femme ?

Revoir cette rédaction dont je ne suis pas encore content.

CAHIER No 2. — JOURNAL.

25 décembre 193*.

J’ai passé toute ma soirée d’hier à poser la première question, et je me suis couché sans l’avoir rédigée de manière à me contenter. Je me sentais lourd et mal dispos au travail. J’ai feuilleté mes livres pour me réveiller, j’ai trop réussi. Je me suis laissé aller au plaisir de comparer, d’analyser ; j’ai oublié la formule de mon sujet pour les détails. C’est parfois un grand ennemi de la méditation que la lecture.


26 décembre.

Je n’ai pu travailler hier soir, le vent a tourné au nord. Je me suis senti aussi paralysé de corps et d’âme. Les nuits sont si froides et le bois coûte si cher ici ! Quand je devrais mourir à la peine, je ne sortirai pas de cette pauvre mansarde, je ne quitterai pas ce sombre et dur Paris sans avoir résolu la question qui m’occupe. Elle n’est pas de médiocre importance dans mon livre : régler les rapports de l’homme et de la femme dans la société, dans la famille, dans la politique ! Je n’irai plus avant dans mon traité de philosophie, que je n’aie trouvé une solution aux divers problèmes que cette formule soulève en moi. J’admire comme ils l’ont cavalièrement et lestement tranchée tous ces auteurs, tous ces utopistes, tous ces métaphysiciens, tous ces poëtes ! Ils ont toujours placé la femme trop haut ou trop bas. Il semble qu’ils aient tous été trop jeunes ou trop vieux. Mais moi-même, ne suis-je pas trop jeune ? Vingt-cinq ans, et vingt-cinq ans de chasteté presque absolue, c’est-à-dire d’inexpérience presque complète ! Il y a en a qui pensaient que cela m’a rendu trop vieux. Il est des moments où, dans l’horreur de mon isolement, je suis épouvanté moi-même de mon peu de lumière sur la question. Je crains d’être au-dessous de ma tâche ; et si je m’en croyais, je sauterais ce chapitre, sauf à le faire, et à l’intercaler en son lieu, quand mon ouvrage sera terminé à ma satisfaction sur tous les autres points.


26 décembre au soir.

L’idée de ce matin n’était, je crois, pas mauvaise. J’essaierai de passer outre, afin de m’éclairer sur ce point par la lumière que je porterai dans toutes les parties de mon œuvre et que j’en ferai jaillir. Je me sens un peu ranimé par cette espérance… J’ignore si c’est le froid, le ciel noir et le vent, qui siffle sur ces toits, qui tiennent mon âme captive ; mais il y a des moments où je n’ai plus confiance en moi-même, et où je me demande sérieusement si je ne ferais pas mieux de planter des choux que de m’égarer ainsi dans les âpres sentiers de la nmétaphysique.

CAHIER No 1. — TRAVAIL.

quatrième question.

Quelle sera l’éducation des enfants dans ma république idéale ?

C’est-à-dire d’abord à qui sera confiée l’éducation des enfants ?

réponse.

À l’État. — La société est la mère abstraite et réelle de tout citoyen, depuis l’heure de sa naissance jusqu’à celle de sa mort. Elle lui doit… (Voir pour plus ample exposé, mon cahier numéro 3, où ce principe est suffisamment développé.)

institution.

La première enfance de l’homme sera exclusivement confiée à la direction de la femme.

question.

Jusqu’à quel âge ?

réponse.

Jusqu’à l’âge de cinq ans.

C’est trop peu. Un enfant de cinq ans serait trop cruellement privé des soins maternels.

Jusqu’à l’âge de dix ans.

C’est trop. — L’éducation intellectuelle peut et doit commencer beaucoup plus tôt.

réponse.

À partir de l’âge de cinq ans, jusqu’à celui de dix ans, l’éducation des mâles sera alternativement confiée à des femmes et à des hommes.

question.

Quelle sera la part d’éducation attribuée à la femme ?

Je l’ai trop exclusivement supposée purement hygiénique. J’ai semblé admettre, dans le titre précédent, que l’homme seul pouvait donner l’enseignement scientifique. La femme ne doit-elle pas préparer, même avant l’âge de cinq ans, cette jeune intelligence à recevoir les hauts enseignements de la science, de la morale et de l’art ?

Cela me fait aussi songer que j’établis à priori une distinction arbitraire entre l’éducation des mâles et celle des femelles, presque dès le berceau. Il faudrait commencer par définir la différence intellectuelle et morale de l’homme et de la femme…

CAHIER No 2. — JOURNAL.

27 décembre.

Cette difficulté m’a arrêté court ; je vois que j’étais fou de vouloir passer à la quatrième question avant d’avoir résolu la troisième. Jamais je ne fus si pauvre logicien. Je gage que le froid me rend malade, et que je ne ferai rien qui vaille tant que soufflera ce vent du nord !

Lugubre Paris ! mortel ennemi du pauvre et du solitaire ! tout ici est privation et souffrance pour quiconque n’a pas beaucoup d’argent. Je n’avais pas prévu cela, je n’avais pas voulu y croire, ou plutôt je ne pouvais pas y songer, alors que l’ardeur du travail, la soif des lumières et le besoin impérieux de nager dans les livres me poussaient vers toi, Paris ingrat, du fond de ma vallée champêtre ! À Paris, me disais-je, je serai à la source de toutes les connaissances ; au lieu d’aller emprunter péniblement un pauvre ouvrage à un ami érudit par hasard, ou à quelque bibliothèque de province, ouvrage qu’il faut rendre pour en avoir un autre, et qu’il faut copier aux trois quarts si l’on veut ensuite se reporter au texte, j’aurai le puits de la science toujours ouvert ; que dis-je, le fleuve de la connaissance toujours coulant à pleins bords et à flots pressés autour de moi ! Ici je suis comme l’alouette qui, au temps de la sécheresse, cherche une goutte de rosée sur la feuille du buisson, et ne l’y trouve point. Là-bas, je serai comme l’alcyon voguant en pleine mer. Et puis, chez nous, on ne pense pas, on ne cherche pas, on ne vit point par l’esprit. On est trop heureux quand on a seulement le nécessaire à la campagne ! On s’endort dans un tranquille bien-être, on jouit de la nature par tous les pores ; on ne songe pas au malheur d’autrui. Le paysan lui-même, le pauvre qui travaille aux champs, au grand air, ne s’inquiète pas de la misère et