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LE CHÂTEAU DES DÉSERTES.

rentes, tant elle était aisée et tranquille dans son opulence, et l’on voyait qu’elle ne jouissait de rien pour elle-même, tant elle restait dévouée au moindre besoin, au moindre désir des autres.

On ne parla point de comédie pendant le déjeuner. Pas un mot ne fut dit devant les domestiques qui pût leur faire soupçonner quelque chose à cet égard. Ce n’est pas que de temps en temps Béatrice, qui n’avait autre chose en tête, n’essayât de parler de la précédente et de la prochaine soirée ; mais Stella, qui était toujours à ses côtés et qui s’était habituée à être pour elle comme une jeune mère, la tenait en bride. Quand le repas fut terminé, le marquis prit le bras de sa fille et sortit.

— Ils vont, pendant deux heures, s’occuper d’un autre genre d’affaires, me dit Célio. Ils donnent cette partie de la journée aux besoins des gens qui les environnent ; ils écoutent les demandes des pauvres, les réclamations des fermiers, les invitations de la commune. Ils voient le curé ou l’adjoint ; ils ordonnent des travaux, ils donnent même des consultations à des malades ; enfin, ils font leurs devoirs de châtelains avec autant de conscience et de régularité que possible. Stella et Béatrice sont chargées de veiller, à l’intérieur, sur le détail de la maison ; moi, ordinairement, je lis ou fais de la musique, et, depuis que mon frère est ici, je lui donne des leçons ; mais, pour aujourd’hui, il ira s’exercer tout seul au billard. Je veux causer avec vous.

Il m’emmena dans le jardin, et là, me serrant la main avec effusion : — Ta tristesse me fait mal, dit-il, et je ne saurais la voir plus longtemps. Écoute, mon ami, j’ai eu un mauvais mouvement quand tu m’as dit, il y a une heure, que tu renonçais à Cécilia par délicatesse. J’ai failli te dire que c’était ton devoir et t’encourager à partir : je ne l’ai pas fait ; mais, quand même je l’aurais fait, je me rétracterais à cette heure. Tu te montres trop scrupuleux, ou tu ne connais pas encore Cécilia et son père, ils n’ont pas cessé d’être artistes, je crois même qu’ils le sont plus que jamais depuis qu’ils sont devenus seigneurs. L’alliance d’un talent tel que le tien ne peut donc jamais leur sembler au-dessous de leur condition. Quant à te soupçonner coupable d’ambition et de cupidité, cela est impossible, car ils savent qu’il y a deux mois tu étais amoureux de la pauvre cantatrice à trois mille francs par saison, et que tu aspirais sérieusement à l’épouser, même sans rougir du vieux ivrogne.

— Ils le savent ! Tu l’as dit, Célio ?

— Je le leur ai dit le jour même où j’en ai reçu de toi la confidence, et ils en avaient été fort touchés.

— Mais ils avaient refusé parce que, ce jour-là même, ils recevaient la nouvelle de leur héritage ?

— Non ; même en recevant cette nouvelle ils n’avaient pas refusé. Ils avaient dit : nous verrons ! Depuis, quoique je me sentisse ému moi-même, j’ai eu le courage de tenir la parole que je t’avais presque donnée : j’ai reparlé de toi.

— Et qu’a-t-elle dit ?

— Elle a dit : « Je suis si reconnaissante de ses bonnes intentions pour moi dans un temps où j’étais pauvre et obscure, que, si j’étais décidée à me marier, je chercherais l’occasion de le voir et de le connaître davantage. » Et puis nous avons été à Turin secrètement ces jours-ci, comme je te l’ai dit, pour les affaires de son père, et pour ramener en même temps notre Benjamin. Là, j’ai étudié avec un peu d’inquiétude l’effet que produisait sur elle la bruit de tes amours avec la duchesse. Elle a été triste un instant, cela est certain. Tu vois, ami, je ne te cache rien. Je lui ai offert d’aller te voir pour t’amener en secret à notre hôtel. J’avais du dépit, elle l’a vu, et elle a refusé, parce qu’elle est bonne pour moi comme un ange, comme une mère ; mais elle souffrait, et quand, la nuit suivante, nous avons passé à pied devant ta porte pour aller chercher notre voiture, que nous ne voulions pas faire venir devant l’hôtel, nous avons vu ton voiturin, nous avons reconnu Volabù. Nous l’avons évité, nous ne voulions pas être vus ; mais Cécilia a eu une inspiration de femme. Elle a dit à Benjamin (que cet homme n’avait jamais vu) de s’approcher de lui, et de lui demander si son voiturin était disponible pour Milan. — Je vais à Milan, en effet, répondit-il, mais je ne puis prendre personne. — Qui donc conduisez-vous ? dit l’enfant ; ne pourrais-je m’arranger avec votre voyageur pour aller avec lui ? — Non, c’est un peintre. Il voyage seul. — Comment s’appelle-t-il ? peut-être que je le connais ? — Ce voiturin a dit ton nom : c’est tout ce que nous voulions savoir. On nous avait dit que la duchesse était retournée à Milan. Cécilia pâlit, sous prétexte qu’elle avait froid ; puis, comme j’en faisais l’observation à demi-voix, elle se mit à sourire avec cet air de souveraine mansuétude qui lui est propre. Elle approcha de ta fenêtre en me disant : — Tu vas voir que je vais lui adresser un adieu bien amical et par conséquent bien désintéressé. C’est alors qu’elle chanta ce maudit Vedrai carino qui t’a arraché aux griffes de Satan. Allons, il y a dans tout cela une fatalité ! Je crois qu’elle t’aime, bien que ce soit fort difficile à constater chez une personne toujours maîtresse d’elle-même, et si habituée à l’abnégation qu’on peut à peine deviner si elle souffre en se sacrifiant. À l’heure qu’il est, elle ne sait plus rien de toi, et je confesse que je n’ai pas eu le courage de lui dire que tu as renoncé à la duchesse et que tu lui dois ton salut. Je me suis engagé à ne pas te nuire ; mais ce serait pousser l’héroïsme au-delà de mes facultés que d’aller faire la cour pour toi. Seulement je te devais la vérité, la voilà tout entière. Reste donc ou parle ; attends et espère, ou agis et éclaire-toi. De toute façon, tu es dans ton droit, et personne ne peut te supposer amoureux des millions, puisque, ce matin encore, tu ne voulais pas comprendre que le marquis de Balma était le père Boccaferri.

— Bon et grand Célio, m’écriai-je, comment te remercier ! Je ne sais plus que faire. Il me semble que tu aimes Cécilia autant que moi, et que tu es plus digne d’elle. Non, je ne puis lui parler. Je veux qu’elle ait le temps de te connaître et de t’apprécier sous la face nouvelle que ton caractère a prise depuis quelque temps. Il faut qu’elle nous examine, qu’elle nous compare et qu’elle juge. Il m’a semblé parfois qu’elle t’aimait, et peut-être que c’est toi qu’elle aime ! Pourquoi nous hâter de savoir notre sort ? Qui sait si, à l’heure qu’il est, elle-même n’est pas indécise ? Attendons.

— Oui, c’est vrai, dit Célio, nous risquons d’être refusés tous les deux si nous brusquons sa sympathie. Moi, je suis fort gêné aussi, car je n’étais pas amoureux d’elle à Vienne, et l’idée de l’être ne m’est venue que quand j’ai vu ton amour. J’ai un peu peur à présent qu’elle ne me croie influencé par ses millions, car je suis plus exposé que toi à mériter ce soupçon. Je n’ai pas fait mes preuves à temps comme tu les as faites. D’un autre côté, l’adoration qu’elle avait pour ma mère, et qui domine encore toutes ses pensées, est de force et de nature à lui faire sacrifier son amour pour toi dans la crainte de me rendre malheureux. Elle est ainsi faite, cette femme excellente ; mais je ne jouirai pas de son sacrifice.

— Ce sacrifice, repris-je, serait prompt et facile aujourd’hui. Si elle m’aime, ce ne peut être encore au point de devenir égoïste. Dans mon intérêt, comme dans le tien, je demande l’aide et le conseil du temps.

— C’est bien dit, répliqua Célio ; ajournons. Eh ! tiens, prenons une résolution ; c’est de ne nous déclarer ni l’un ni l’autre avant de nous être consultés encore ; jusque-là, nous n’en reparlerons plus ensemble, car cela me fait un peu de mal.

— Et à moi aussi. Je souscris à cet accord ; mais nous ne nous interdisons pas l’un à l’autre de chercher à lui plaire.

— Non, certes, dit-il. Il se mit à fredonner la romance de don Juan ; puis peu à peu il arriva à la chanter, à l’étudier tout en marchant à mon côté, et à frapper la terre de son pied avec impatience dans les endroits où il était mécontent de sa voix et de son accent, — Je ne suis pas don Juan, s’écria-t-il en s’interrompant, et c’est pourtant dans ma voix et dans ma destinée de l’être sur les planches. Que diable ! je ne suis pas un ténor, je ne peux pas être un amoureux tendre ; je ne peux pas chanter Il mio tesoro intanto et faire la cadence du Rumini… Il