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LE CHÂTEAU DES DÉSERTES.

dans le libretto de notre opéra. D’un autre côté, ce libretto est écrit en style de libretto, c’est tout dire, et le style de Molière est admirable. Puis, l’opéra ne souffre pas les développements de caractère, et le drame français y excelle. Mais il manquera toujours à l’œuvre de Molière la scène de dona Anna et le meurtre du Commandeur, ce terrible épisode qui ouvre si violemment et si franchement l’opéra ; le bal où Zerlina est arrachée des mains du séducteur est aussi très-dramatique ; donc le drame manque un peu chez Molière. Il faudrait refondre entièrement ces deux sujets l’un dans l’autre ; mais, pour cela, il faudrait retrancher et ajouter à Molière. Qui l’oserait et qui le pourrait ? Nous seuls sommes assez fous et assez hardis pour le tenter. Ce qui nous excuse, c’est que nous voulons de l’action à tout prix et retrouver ici, à huis clos, les parties importantes de l’opéra que vous chanterez un jour en public. Et puis, de douze acteurs, nous n’en avons que six ! Il faut donc faire des tours de force.

Essayons demain autre chose. Que M. Salentini fasse Ottavio, et que ma fille crée cette fâcheuse Elvire, toujours furieuse et toujours mystifiée, que nous avions fondue dans l’unique personnage d’Anna. Il faut voir ce que Cécilia pourra faire de cette jalouse. Courage, ma fille ! Plus c’est difficile et déplaisant, plus ce sera glorieux !

— Eh bien, puisque nous changeons de rôle, dit Célio, je demande à être Ottavio. Je me sens dans une veine de tendresse, et don Juan me sort par les yeux.

— Mais qui fera don Juan ? dit Boccaferri.

— Vous ! mon père, répondit Cécilia. Vous saurez vous rajeunir, et comme vous êtes encore notre maître à tous, cet essai profitera à Célio.

— Mauvaise idée ! où trouverais-je la grâce et la beauté ? Regarde Célio ; il peut mal jouer ce rôle : cette tournure, ce jarret, cette fausse moustache blonde qui va si bien à ses yeux noirs, ce grand oeil un peu cerné, mais si jeune encore, tout cela entretient l’illusion ; au lieu qu’avec moi, vieillard, vous serez tous froids et déroutés.

— Non ! dit Célio, don Juan pouvait fort bien avoir quarante-cinq ans, et tu ne paraissais pas aujourd’hui un Leporello plus âgé que cela. Je crois que je me suis fait trop jeune pour être un si profond scélérat et un roué si célèbre. Essaie, nous t’en prions tous.

— Comme vous voudrez, mes enfants ! et toi, Cécilia, tu seras Elvire ?

— Je serai tout ce qu’on voudra pour que la pièce marche. Mais M. Salentini ?

— Toujours statue à votre service.

— C’est un seul rôle, dit Boccaferri ; les rôles courts doivent nécessairement cumuler. Vous essaierez d’être Masetto, et le Benjamin, qui a beaucoup de comique, se lancera dans Leporello. Pourquoi non ? On le vieillira, et les grandes difficultés font les grands progrès.

— Il est donc convenu que je reviens ici demain soir ? demandai-je en faisant de l’œil le tour de la table.

— Mais oui, si personne ne vous attend ailleurs ? dit Cécilia en me tendant la main avec une bienveillance tranquille, qui n’était pas faite pour me rendre fier.

— Vous reviendrez demain matin habiter le château des Désertes ! s’écria Boccaferri. Je le veux ! vous êtes un acteur très-utile et très-distingué par nature. Je vous tiens, je ne vous lâche pas. Et puis, nous nous occuperons de peinture, vous verrez ! La peinture en décors est la grande école de relief, de profondeur et de la lumière que les peintres d’histoire et de paysage dédaignent, faute de la connaître, et faute aussi de la voir bien employée. J’ai mes idées aussi là-dessus, et vous verrez que vous n’aurez pas perdu votre temps à écouter le vieux Boccaferri. Et puis nos costumes et nos groupes vous inspireront des sujets ; il y a ici tout ce qu’il faut pour faire de la peinture, et des ateliers à choisir.

— Laissez-moi songer à cela cette nuit, dis-je en regardant Célio, et je vous répondrai demain matin.

— Je vous attends donc demain à déjeuner, ou plutôt je vous garde ici sur l’heure.

— Non, dis-je, je demeure chez un brave homme qui ne se coucherait pas cette nuit s’il ne me voyait pas rentrer. Il croirait que je suis tombé dans quelque précipice, ou que les diables du château m’ont dévoré.

Ceci convenu, nous nous séparâmes. Célio m’aida à reprendre mes habits et voulut me reconduire jusqu’à mi-chemin de ma demeure ; mais il me parla à peine, et, quand il me quitta, il me serra la main tristement. Je le vis s’en retourner sur la neige, avec ses bottes de cuir jaune, son manteau de velours, sa grande rapière au côté et sa grande plume agitée par la bise. Il n’y avait rien d’étrange comme de voir ce personnage du temps passé traverser la campagne au clair de la lune, et de penser que ce héros de théâtre était plongé dans les rêveries et les émotions du monde réel.

XII.

L’HÉRITIÈRE

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Je trouvai en effet mes hôtes fort effrayés de ma disparition. Le bon Volabù m’avait cherché dans la campagne et se disposait à y retourner. Je sentis que ces pauvres gens étaient déjà de vrais amis pour moi. Je leur dis que le hasard m’avait fait rencontrer un des habitants du château en qui j’avais retrouvé une ancienne connaissance. La mère Peirecote, apprenant que j’avais fait la veillée au château, m’accabla de questions, et parut fort désappointée quand je lui répondis que je n’avais vu là rien d’extraordinaire.

Le lendemain, à neuf heures, je me rendis au château en prévenant mes hôtes que j’y passerais peut-être quelques jours et qu’ils n’eussent pas à s’inquiéter de moi. Célio venait à ma rencontre. — Tu as bien dormi ! me dit-il en me regardant, comme on dit, dans le blanc des yeux.

— Je l’avoue, répondis-je, et c’est la première fois depuis longtemps. J’ai éprouvé un merveilleux bien-être, comme si j’étais arrivé au vrai but de mon existence, heureux ou misérable. Si je dois être heureux par vous tous qui êtes ici, ou souffrir de la part de plusieurs, il n’importe. Je me sens des forces nouvelles pour la joie comme pour la douleur.

— Ainsi, tu l’aimes ?

— Oui, Célio, et toi ?

— Eh bien, moi je ne puis répondre aussi nettement. Je crois l’aimer et je n’en suis pas assez certain pour le dire à une femme que je respecte par-dessus tout, que je crains même un peu. Ainsi je me vois supplanté d’avance ! La foi triomphe aisément de l’incertitude.

— Pour peu qu’elle soit femme, repris-je, ce sera peut-être le contraire. Une conquête assurée a moins d’attraits pour ce sexe qu’une conquête à faire. Donc, nous restons amis ?

— Croyez-vous ?

— Je vous le demande ? Mais il me semble que nos rôles sont assez naturellement indiqués. Si je vous trouvais véritablement épris et tant soit peu payé de retour, je me retirerais. Je ne sais ce que c’est que de se comporter comme un larron avec le premier venu de ses semblables, à plus forte raison avec un homme qui se confie à votre loyauté ; mais vous n’en êtes pas là, et la partie est égale pour nous deux.

— Que savez-vous si je n’ai pas de l’espérance ?

— Si vous étiez aimé d’une telle femme, Célio, je vous estime assez pour croire que vous ne me souffririez pas ici, et vous savez qu’il ne me faudrait qu’une pareille confidence de votre part pour m’en éloigner à jamais ; mais, comme je vois fort bien que vous n’avez qu’une velléité, et que je crois mademoiselle Boccaferri trop fière pour s’en contenter, je reste.

— Restez donc, mais je vous avertis que je jouerai aussi serré que vous.

— Je ne comprends pas cette expression. Si vous aimez, vous n’avez qu’à le dire ainsi que moi, elle choisira. Si vous n’aimez pas, je ne vois pas quel jeu vous pouvez jouer avec une femme que vous respectez.

— Tu as raison. Je suis un fou. J’ai même peur d’être un sot. Allons ! restons amis. Je t’aime, bien que je me sente un peu mortifié de trouver en toi mon égal pour la