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LE CHÂTEAU DES DÉSERTES.

que vous vous êtes créée si vite dans un nid de vautours et de revenants, tandis que le vent siffle et que la neige tombe au dehors, tout cela me donne le vertige. J’étais enivré, j’étais heureux tout à l’heure, je ne touchais plus à la terre ; vous me rejetez dans la réalité, et vous voulez que je me résume. Je ne le puis. Donnez-moi jusqu’à demain matin pour vous répondre. Puisque nous ne pouvons ni ne voulons nous tromper l’un l’autre, je ne sais pas pourquoi nous ne resterions pas amis jusqu’à demain matin.

— Tu as raison, répondit Célio ; et si nous ne restons pas amis toute la vie, j’en aurai un mortel regret. Nous causerons demain au jour. La nuit est faite ici pour le délire… Mais pourtant écoute un dernier mot de réalité que je ne peux différer. Mes charmantes sœurs, dis-tu, t’apparaissent comme dans un rêve ? Méfie-toi de ce rêve ! il y a une de mes sœurs dont tu ne dois jamais devenir amoureux.

— Elle est mariée ?

— Non : c’est plus grave encore. Réponds à une question qui ne souffre pas d’ambages. Sais-tu le nom de ton père ? Je puis te demander cela, moi qui n’ai su que fort tard le nom du mien.

— Oui, je sais le nom de mon père ; répondis-je.

— Et peux-tu le dire ?

— Oui ; c’est seulement le nom de ma mère que je dois cacher.

— C’est le contraire de moi. Donc ton père s’appelait ?

— Tealdo Soavi. Il était chanteur au théâtre de Naples. Il est mort jeune.

— C’est ce qu’on m’avait dit ; je voulais en être certain. Eh bien, ami, regarde la petite Béatrice avec les yeux d’un frère, car elle est ta sœur. Pas de questions là-dessus. Elle seule dans la famille a ce lien mystérieux avec toi, et il ne faut pas qu’elle le sache. Pour nous, notre mère est sacrée ; et toutes ses actions ont été saintes. Nous sommes ses enfants, nous portons son glorieux nom, il suffit à notre orgueil ; mais, quoi qu’il ait pu m’en coûter, je devais t’avertir ; afin qu’il n’y eût pas ici de méprise. Quelquefois le sentiment le plus pur est un inceste de cœur, qu’il ne faut pas couver par ignorance. Cette chaste enfant est disposée à la coquetterie, et peut-être un jour sera-t-elle passionnée par réaction. Sois sévère, sois désobligeant avec elle au besoin, afin que nous ne soyons pas forcés de lui dire ce que vous êtes l’un à l’autre. Tu le vois, Adorno ; j’avais bien quelque raison pour m’intéresser à toi, et en même temps pour te surveiller un peu ; car ce lien direct de ma sœur avec toi établit entre nous un lien indirect. Je serais bien malheureux d’avoir à te haïr !

— Eh bien, eh bien, nous cria Béatrice en rouvrant la trappe, êtes-vous morts tout de bon là-dessous ? D’où vient que vous ne remontez pas ? On vous attend pour souper.

La belle tête de cette enfant fit tressaillir mon cœur d’une émotion profonde. Je compris pourquoi je l’avais aimée à la première vue, et, quand je me demandai à qui elle ressemblait, je trouvai que ce devait être à moi. Elle-même, par la suite, en fit un jour très-naïvement la remarque.

J’étais donc, moi aussi, un peu de la famille, et cela me mit à l’aise. Quoi qu’on en dise, il n’y a rien d’aussi poétique et d’aussi émouvant que ces découvertes de parenté que couvre le mystère ; elles ont presque le charme de l’amour.

Nous passâmes dans la salle à manger, comme l’horloge du château sonnait minuit. Le règlement portait qu’on souperait en costume. Il faisait assez chaud dans les appartements pour que mon armure de carton ne compromit pas ma santé, et, quand on vit l’uomo di sasso s’asseoir pour manger cibo mortale entre don Juan et Leporello, il se fit une grande gaieté, qui conserva pourtant une certaine nuance de fantastique dans les imaginations, même après que j’eus posé mon masque en guise de couvercle sur un pâté de faisans.

On mangea vite et joyeusement ; puis, comme Boccaferri commençait à causer, Cécilia et Célio voulurent envoyer coucher les enfants ; mais Béatrice et Benjamin résistèrent à cet avis. Ils ouvraient de grands yeux pour prouver qu’ils n’avaient point envie de dormir, et prétendaient être aussi robustes que les grandes personnes pour veiller. — Ne les contrarie pas, dit Cécilia à Célio ; dans un quart d’heure, ils vont demander grâce.

En effet, Boccaferri que je voyais avec admiration, mettre beaucoup d’eau dans son vin, entama l’examen de la pièce que nous venions de jouer, et la belle tête blonde de Béatrice se pencha sur l’épaule de Stella, pendant que, à l’autre bout de la table, Benjamin commençait à regarder son assiette avec une fixité non équivoque. Célio, qui était fort comme un athlète, prit sa sœur dans ses bras et l’emporta comme un petit enfant ; Stella secouait son jeune frère pour l’emmener. Je pris un flambeau pour diriger leur marche dans les grandes galeries du château, et, tandis que Stella prenait ma bougie pour aller allumer celle de Benjamin, Célio me dit tout bas, en me montrant Béatrice, qu’il avait déposée sur son lit : « Elle dort comme un loir. Embrasse-la dans ces ténèbres, ta petite sœur, que tu ne dois peut-être jamais embrasser une seconde fois. » Je déposai un baiser presque paternel sur le front pur de Béatrice, qui me répondit, sans me reconnaître : Bonsoir, Célio ! puis, elle ajouta, sans ouvrir les yeux et avec un malin sourire : « Tu diras à M. Salentini de ne pas faire de bruit pendant le souper, crainte de réveiller M. le marquis de Balma ! »

Stella était revenue avec la lumière. Nous mîmes sa jeune sœur entre ses mains pour la déshabiller, puis nous allâmes nous remettre à table. Stella revint bientôt aussi ; rapportant ce délicieux costume andalous de Zerlina, qui devait être serré et caché dans le magasin de costumes.

— Le mystère dont nous réussissons à nous entourer, me dit Cécilia, donne un nouvel attrait à nos études et à nos fêtes nocturnes. J’espère que vous ne le trahirez pas ; et que vous laisserez les gens du village croire que nous allons au sabbat toutes les nuits.

Je lui racontai les commentaires de mon hôtesse et l’histoire du petit soulier. — Oh ! c’est vrai, dit Stella ; C’est la faute de Béatrice, qui ne veut aller se coucher que quand elle dort debout. Cette nuit-là, elle était si lasse, qu’elle a dormi avec un pied chaussé comme une vraie petite sorcière. Nous ne nous en sommes aperçus que le lendemain.

— Çà, mes enfants, dit Boccaferri, ne perdons pas de temps à d’inutiles paroles. Que jouons-nous demain ?

— Je demande encore Don Juan pour prendre ma revanche, dit Célio ; car j’ai été distrait ce soir et j’ai fait un progrès à reculons.

— C’est vrai, répondit Boccaferri : à demain donc Don Juan, pour la troisième fois ! Je commence à craindre, Célio, que tu ne sois pas assez méchant pour ce rôle tel que tu l’as conçu dans le principe. Je te conseille donc, si tu le sens autrement (et le sentiment intime d’un acteur intelligent est la meilleure critique du rôle qu’il essaie), de lui donner d’autres nuances. Celui de Molière est un marquis, celui de Mozart un démon, celui d’Hoffmann un ange déchu. Pourquoi ne le pousserais-tu pas dans ce dernier sens ? Remarque que ce n’est point une pure rêverie du poëte allemand, cela est indiqué dans Molière, qui a conçu ce marquis dans d’aussi grandes proportions que le Misanthrope et Tartufe. Moi, je n’aime pas que Don Juan ne soit que le dissoluto castigato, comme on l’annonce, par respect pour les mœurs, sur les affiches de spectacle de la Fenice. Fais-en un héros corrompu, un grand cœur éteint par le vice, une flamme mourante qui essaie en vain, par moments, de jeter une dernière lueur. Ne te gêne pas, mon enfant, nous sommes ici pour interpréter plutôt que pour traduire.

Don Juan est un chef-d’œuvre ; ajouta Boccaferri en allumant un bon cigare de la Havane (sa vieille pipe noire avait disparu), mais c’est un chef-d’œuvre en plusieurs versions. Mozart seul en a fait un chef-d’œuvre complet et sans tache ; mais, si nous n’examinons que le côté littéraire, nous verrons que Molière n’a pas donné à son drame le mouvement et la passion qu’on trouve