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LE CHÂTEAU DES DÉSERTES.

je saisis sa main que je baisai à plusieurs reprises, et j’embrassai ensuite le vieux Boccaferri qui me tendait les bras. C’était la première fois que je songeais à lui donner cette accolade, dont la seule idée m’eût causé du dégoût deux mois auparavant. Il est vrai que c’était la première fois que je ne le trouvais pas ivre, ou sentant la vieille pipe et le vin nouveau.

Célio m’embrassa aussi avec plus d’effusion véritable que je ne l’y eusse cru disposé. La douleur de son fiasco semblait s’être effacée, et, avec elle, l’amertume de son langage et de sa physionomie. « Ami, me dit-il, je veux te présenter à tout ce que j’aime. Tu vois ici les quatre enfants de la Floriani, mes sœurs Stella et Béatrice, et mon jeune frère Salvator, le Benjamin de la famille, un bon enfant bien gai, qui pâlissait dans l’étude d’un homme de loi, et qui a quitté ce noir métier de scribe, il y a deux jours, pour venir se faire artiste à l’école de notre père adoptif, Boccaferri. Nous sommes ici pour tout le reste de l’hiver sans bouger ; nous y faisons, les uns leur éducation, les autres leur stage dramatique. On t’expliquera cela plus tard ; maintenant il ne faut pas trop s’absorber dans les embrassades et les explications, car on perdrait la pièce de vue ; on se refroidirait sur l’affaire principale de la vie, sur ce qui passe avant tout ici, l’art dramatique !

— Un seul et dernier mot, lui dis-je en regardant Cécilia à la dérobée : pourquoi, cruels, m’aviez-vous abandonné ? Si le plus incroyable, le plus inespéré des hasards ne m’eût conduit ici, je ne vous aurais peut-être jamais revus qu’à travers la rampe d’un théâtre ; car tu m’avais promis de m’écrire, Célio, et tu m’as oublié !

— Tu mens ! répondit-il en riant. Une lettre de moi, avec une invitation de notre cher hôte, le marquis, te cherche à Vienne dans ce moment-ci. Ne m’avais-tu pas dit que tu ne repasserais les Alpes qu’au printemps ? Ce serait à toi de nous expliquer comment nous te retrouvons ici, ou plutôt comment tu as découvert notre retraite, et pourquoi il a fallu que ces demoiselles se compromissent jusqu’à t’écrire un billet doux sous ma dictée pour te donner le courage d’entrer par la porte au lieu de venir rôder sous les fenêtres. Si l’aventure d’hier soir ne m’eût pas mis sur tes traces, si je ne les avais suivies, ce matin, ces traces indiscrètes empreintes sur la neige, et cela jusque chez le voiturin Volabù, où j’ai vu ton nom sur une caisse placée dans son hangar, tu nous ménageais donc quelque terrible surprise ?

— Moi ? j’étais le plus sot et le plus innocent des curieux. Je ne vous savais pas ici. J’avais la tête échauffée par votre sabbat nocturne, qui met en émoi tout le hameau, et je venais tâcher de surprendre les manies de M. le marquis de Balma… Mais à propos, m’écriai-je en éclatant de rire et en promenant aussitôt un regard inquiet et confus autour de moi, chez qui sommes-nous ici ? Que faites-vous chez ce vieux marquis, et comment peut-il dormir pendant un pareil vacarme ?

Toute la troupe échangea à son tour des regards d’étonnement, et Béatrice éclata de rire comme je venais de le faire.

Mais Boccaferri prit la parole avec beaucoup de sang-froid pour me répondre. — Le vieux marquis est un monomane, en effet, dit-il. Il a la passion du théâtre, et son premier soin, dès qu’il s’est vu riche et maître d’un beau château, ç’a été de recruter, par mon intermédiaire, la troupe choisie qui est sous vos yeux, et de la cacher ici en la faisant passer pour sa famille. Comme il est grand dormeur et passablement sourd, nous nous amusons à répéter sans qu’il nous gêne, et, au premier jour, nous ferons nos débuts devant lui ; mais, comme il est censé pleurer la mort du généreux frère qui ne l’a fait son héritier que faute d’avoir songé à le déshériter, il nous a recommandé le plus grand mystère. C’est pour cela que personne ne sait à quoi nous passons nos nuits, et l’on aime mieux supposer que c’est à évoquer le diable qu’à nous occuper du plus vaste et du plus complet de tous les arts. Restez donc avec nous, Salentini, tant qu’il vous plaira, et, si la partie vous amuse, soyez associé à notre théâtre. Comme je fais la pluie et le beau temps ici, on n’y saura pas votre vrai nom, s’il vous plaît d’en changer. Vous passerez même, au besoin, pour un sixième enfant du marquis. C’est moi son bras droit et son factotum qui choisis les sujets et qui les dirige. Vous voyez que je suis lié de vieille date avec ce bon seigneur, cela ne doit pas vous étonner : c’était un vieux ivrogne, et nous nous sommes connus au cabaret ; mais nous nous sommes amendés ici, et, depuis que nous avons le vin à discrétion, nous sommes d’une sobriété qui vous charmera… Allons ! nous oublions trop la pièce, et ce n’est pas dans un entr’acte qu’il faut se raconter des histoires. Voulez-vous faire jusqu’au bout le rôle de la statue ? Ce n’est qu’une entrée de manège ; demain on vous donnera, dans une autre pièce, le rôle que vous voudrez, ou bien vous prendrez celui d’Ottavio ; et Cécilia créera celui d’Elvire, que nous avions supprimé. Vous avez déjà compris que nous inventons un théâtre d’une nouvelle forme et complètement à notre usage. Nous prenons le premier scénario venu, et nous improvisons le dialogue, aidés des souvenirs du texte. Quand un sujet nous plaît, comme celui-ci, nous l’étudions pendant quelques jours en le modifiant ad libitum. Sinon, nous passons à un autre, et souvent nous faisons nous-mêmes le sujet de nos drames et de nos comédies, en laissant à l’intelligence et à la fantaisie de chaque personnage le soin d’en tirer parti. Vous voyez déjà qu’il ne s’agit pour nous que d’une chose, c’est d’être créateurs et non interprètes serviles. Nous cherchons l’inspiration, et elle nous vient peu à peu. Au reste, tout ceci s’éclaircira pour vous en voyant comment nous nous y prenons. Il est déjà dix heures, et nous n’avons joué que deux actes. All’opra ! mes enfants ! Les jeunes gens au décor, les demoiselles au manuscrit pour nous aider dans l’ordre des scènes, car il faut de l’ordre même dans l’inspiration. Vite, vite, voici un entr’acte qui doit indisposer le public.

Boccaferri prononça ces derniers mots d’un ton qui eût fait croire qu’il avait sous les yeux un public imaginaire remplissant cette salle vide et sonore. Mais il n’était pas maniaque le moins du monde. Il se livrait à une consciencieuse étude de l’art, et il faisait d’admirables élèves en cherchant lui-même à mettre en pratique des théories qui avaient été le rêve de sa vie entière.

Nous nous occupâmes de changer la scène. Cela se fit en un clin d’œil, tant les pièces du décor étaient bien montées, légères, faciles à remuer et la salle bien machinée. — Ceci était une ancienne salle de spectacle parfaitement construite et entendue, me dit Boccaferri. Les Balma ont eu de tout temps la passion du théâtre, sauf le dernier, qui est mort triste, ennuyé, parfaitement égoïste et nul, faute d’avoir cultivé et compris cet art divin. Le marquis actuel est le digne fils de ses pères, et son premier soin a été d’exhumer les décors et les costumes qui remplissaient cette aile de son manoir. C’est moi qui ai rendu la vie à tous ces cadavres gisant dans la poussière. Vous savez que c’était mon métier là-bas. Il ne m’a pas fallu plus de huit jours pour rendre la couleur et l’élasticité à tout cela. Ma fille, qui est une grande artiste, a rajeuni les habillements et leur a rendu le style et l’exactitude dont on faisait bon marché il y a cinquante ans. Les petites Floriani, qui veulent être artistes aussi un jour, l’aident en profitant de ses leçons. Moi, avec Célio, qui vaut dix hommes pour la promptitude d’exécution, l’adresse des mains et la rapidité d’intuition, nous avons imaginé de faire un théâtre dont nous pussions jouir nous-mêmes, et qui n’offrît pas à nos yeux, désabusés à chaque instant, ces laids intérieurs de coulisses pelées où le froid vous saisit le cœur et l’esprit dès que vous y rentrez. Nous ne nous moquons pas pour cela du public, qui est censé partager nos illusions. Nous agissons en tout comme si le public était là ; mais nous n’y pensons que dans l’entr’acte. Pendant l’action, il est convenu qu’on l’oubliera, comme cela devrait être quand on joue pour tout de bon devant lui. Quant à notre système de décor, placez-vous au fond de la salle, et vous verrez qu’il fait plus d’effet et d’illusion que s’il y avait un ignoble envers tourné vers nous, et dont le public, placé de côté, aperçoit toujours une partie.