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LE CHÂTEAU DES DÉSERTES.

grande maison et tant de maîtres. Ils n’ont encore reçu personne, si ce n’est le maire et le curé, lesquels ont vu seulement M. le marquis dans son cabinet, sans qu’aucun de ses enfants ait paru, excepté sa fille aînée. Les demoiselles n’ont pas de filles de chambre, et semblent tout aussi habituées que les messieurs à se servir elles mêmes. Le service intérieur est fait aussi par des femmes de journée que l’on congédie quand elles ont balayé et rangé ; et vous savez, Monsieur, les hommes sont si simples ! Quand il n’y a pas de femmes au courant des affaires d’une maison, on ne peut rien savoir.

— C’est vraiment désespérant, ma chère madame Peirecote, dis-je en retenant une bonne envie de rire.

— Oui, Monsieur, oui ! Ah ! si j’étais plus jeune, et si je ne craignais pas d’attraper un rhumatisme en faisant le guet, je saurais bientôt à quoi m’en tenir. Par exemple, ces jours derniers, la servante qui a fait les lits a trouvé au pied de celui d’une des demoiselles des pantoufles dépareillées. On a beau se cacher, on n’est jamais à l’abri d’une distraction. Eh bien, Monsieur, devinez ce qu’il y avait à la place de la pantoufle perdue durant le sabbat !

— Quoi ! un gros crapaud vert avec des yeux de feu ? ou bien un fer de cheval qui a brûlé les doigts de la pauvre servante ?

— Non, Monsieur, un joli petit soulier de satin blanc avec un nœud de beaux rubans rose et or !

— Diantre ! cela sent le sabbat bien davantage. Il est évident que ces demoiselles avaient été au bal sur un manche à balai !

— Chez le diable ou ailleurs ; il y avait eu bal aussi au château, car on avait justement entendu des airs de danse, et les parquets s’en ressentaient ; mais quels étaient les invités, et d’où sortait le beau monde ? car on n’a vu ni voitures ni visites d’aucune espèce autour du château, et à moins que la bande joyeuse ne soit descendue et remontée par les tuyaux de cheminée, je ne vois pas pour qui ces demoiselles ont mis des souliers blancs à nœuds rose et or.

J’aurais écouté madame Peirecote toute la nuit, tant ses contes me divertissaient ; mais je vis que mes hôtes désiraient se retirer, et je leur en donnai l’exemple. Volabù me conduisit à sa meilleure chambre et à son meilleur lit. Sa femme m’accabla aussi de mille petits soins, et ils ne me quittèrent qu’après s’être assurés que je ne manquais de rien. Volabù me demanda au travers de la porte à quelle heure je voulais partir pour Briançon. Je le priai d’être prêt à sept heures du matin, ne voulant pas être à charge plus longtemps à sa famille.

Je n’avais pas la moindre envie de dormir, car il n’était que sept heures du soir, et j’avais douze heures devant moi. Un bon feu de sapin pétillait dans la cheminée de ma petite chambre, et une grande provision de branches résineuses, placée à côté, me permettait de lutter contre la froide bise qui sifflait à travers les fenêtres mal jointes. Je pris mes crayons, et j’esquissai les deux jolies figures des demoiselles de Balma dans le costume et les attitudes où elles m’étaient apparues, sans oublier le beau lévrier blanc et le cadre des grands cyprès noirs couverts de flocons de neige. Tout cela trottait encore plus vite dans mon imagination que sur le papier, et je ne pouvais me défendre d’une émotion analogue à celle que nous fait éprouver la lecture d’un conte fantastique d’Hoffmann, en rapprochant de ces charmantes figures si candides, si enjouées, si heureuses en apparence, les récits bizarres et les diaboliques commentaires de ma vieille hôtesse. Ainsi que dans ces contes germaniques, où des anges terrestres luttent sans cesse contre les pièges d’un esprit infernal pétri d’ironie, de colère et de douleur, je voyais ces beaux enfants fleurir à leur insu, sous l’influence perfide de quelque vieux alchimiste couvert de crimes, qui les élevait à la brochette pour vendre leurs âmes à Satan, afin de dégager la sienne d’un pacte fatal. La petite ne se doutait de rien encore, l’autre commençait à se méfier. Au milieu de leur gaieté railleuse, il m’avait semblé voir percer de la crainte pour un maître qu’elles n’avaient pas osé nommer. Qu’il grogne, le grognon ! avaient-elles dit, et puis encore, en parlant de ma traversée périlleuse sur le fossé, l’aînée avait dit ; S’il voyait cela il nous gronderait. Était-ce leur père qu’elles redoutaient ainsi, tout en affectant de se moquer ? Rien ne prouvait qu’elles fussent les filles de ce vieux marquis ressuscité par magie après avoir passé pour mort, que dis-je ? après avoir été mort probablement pendant cinquante ans. Ce devait être un vampire. Il les tourmentait déjà toutes les nuits, mais chaque matin, grâce à sa science, elles avaient perdu le souvenir de ce cauchemar, et tâchaient de se reprendre à la vie. Hélas ! elles n’en avaient pas pour longtemps, les pauvrettes ! Un matin, on les trouverait étranglées dans quelque gargouille du vieux manoir.

À ces folles rêveries, quelques indices réels venaient pourtant se joindre. Je ne sais ce que les nœuds de rubans venaient faire là ; mais le ruban rose et or du petit soulier coïncidait, je ne sais comment, avec le nœud de ruban cerise que j’avais ramassé. Son nœud, avait-elle dit, son nœud d’épée ! — Qui donc, dans le château, portait encore la costume de nos pères, l’épée et le nœud d’épée ? Cela était vraiment bizarre, et il l’avait fait lui-même ! Il prétendait que ces charmantes petites mains de fée ne savaient pas faire un nœud digne de lui ! Il était donc bien impérieux et bien difficile, ce tyran de la jeunesse et de la beauté ! Qu’il fût jeune ou vieux, ce porteur d’épée, ce faiseur de nœuds, il était peu galant ou peu paternel. Ce ne pouvait être que le diable ou l’un de ses suppôts rechignés.

Je ne sais combien de bizarres compositions me vinrent à ce sujet ; mais je ne les exécutai point. La mère Peirecote m’avait soufflé le poison de sa curiosité, et je ne tenais pas en place. Il me sembla qu’il était fort tard, tant j’avais fait de rêves en peu d’instants. Ma montre s’était arrêtée ; mais l’horloge du hameau sonna neuf heures, et je m’inquiétai du reste de ma nuit, car je n’avais plus envie de dessiner ; il m’était impossible de lire, et je mourais d’envie d’agir comme un écolier, c’est-à-dire d’aller chercher quelque aventure poétique ou ridicule sous les murs du vieux château.

Je commençai par m’assurer d’un moyen de sortie qui ne fit ni bruit ni scandale, et je l’eus trouvé avant d’être décidé à m’en servir. Les contrevents de ma fenêtre ouvraient sans crier et donnaient sur un petit jardin clos seulement d’une haie vive fort basse. La maison n’avait qu’un étage de niveau avec le sol. Cela était si facile et si tentant, que je n’y résistai pas. Je me munis d’un briquet, de plusieurs cigares, de ma canne à tête plombée ; je cachai ma figure dans un grand foulard, je m’enveloppai de mon manteau, et, pour me déguiser mieux, je décrochai de la muraille une espèce de chapeau tyrolien appartenant à M. Volabù ; puis je sortis de la maison par la fenêtre, je poussai les contrevents, j’enjambai la haie ; la neige absorbait le bruit de mes pas. Tout dormait dans le village ; la lune brillait au ciel. Je gagnai la campagne, rien qu’en faisant à l’extérieur le tour de la maison.

J’arrivai au fossé que je connaissais déjà si bien. La nuit avait raffermi la glace. Je montai, non sans peine, le petit escalier, qui était devenu fort glissant. J’entrai résolument dans le parc, et j’approchai du château comme un Almaviva préparé à toute aventure.

Je touchais aux portes vitrées du rez-de-chaussée donnant toutes sur une longue terrasse couverte de vignes desséchées par l’hiver, qui ressemblaient, dans la nuit, à de gros serpents noirs courant sur les murs et se roulant autour des balustres. J’avais monté sans hésiter l’escalier bordé de grands vases de terre cuite qui entaillait noblement le perron sur chaque face. Tous les volets étaient hermétiquement fermés ; je ne craignais pas qu’on me vît de l’intérieur. Je voulais écouter ces bruits étranges, ces cris, ces roulements de tonnerre, ces meubles mis en danse, cette musique infernale dont ma vieille hôtesse m’avait rempli la cervelle.

Je ne fus pas longtemps sans reconnaître qu’on agissait énergiquement dans cette demeure silencieuse et déserte au dehors. De grands coups de marteau réson-